La France est-elle encore la fille aînée de l’Eglise ?

lundi 9 février 2015
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La France est-elle encore la Fille aînée de l’Eglise ?

Extrait d’une conférence du cardinal Philippe Barbarin donnée le 15 avril 2013 à l’Académie des sciences morales et politiques



« On se pose la question de savoir si l’on peut « encore » utiliser l’expression « France, fille aînée de l’Eglise », comme si elle était très ancienne et devenue inadaptée à la société française actuelle. On croit généralement ce titre lié au baptême de Clovis, à Reims, qui aurait fait de la France, en 496, « la première nation chrétienne ». Mais est-ce bien le cas ?

Remarquons tout d’abord que le premier pays dont le roi se fit baptiser et décida que le christianisme deviendrait religion d’Etat, fut l’Arménie, en 301. Vinrent ensuite l’Ethiopie, peu après le Concile de Nicée, au temps de l’évêque saint Frumence consacré par saint Athanase, puis l’Empire romain en 380, par la décision de Théodose, qui était comme une suite logique de l’édit de Milan, en 313. Le royaume des Francs n’occuperait donc que la quatrième place. Mais comme la décision de Clovis est la première à intervenir après le sac de Rome et l’effondrement de l’Empire d’Occident, après les Conciles d’Ephèse et de Chalcédoine, en 431 et 451, on peut comprendre que le peuple franc soit regardé comme le premier des peuples barbares païens à avoir été baptisé dans la foi de Nicée et à avoir déclaré son attachement à l’Eglise catholique.

Les choses ne sont pourtant pas si simples. Je voudrais vous partager maintenant cette remarque étonnante : tout le monde se souvient que le Bienheureux Jean-Paul II a utilisé l’expression à la Messe célébrée au Bourget le dimanche 1er juin 1980, lors de son premier voyage apostolique en France. Durant son homélie, où il commentait les dernières lignes de l’Evangile selon saint Matthieu : « Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et apprenez-leur à garder les commandements » (28, 19-20), le pape a parlé de la longue histoire de la foi dans notre pays. Il a évoqué « Irénée, ce grand martyr et Père apostolique qui fut évêque de Lyon », puis « le Martyrologe romain, [où l’] on fait très souvent mention de Lutetia Parisiorum ». Puis il s’est exclamé : « D’abord la Gaule, et ensuite, la France : la Fille aînée de l’Eglise ! (…) Je voudrais répéter ces paroles qui constituent votre titre de fierté : la Fille aînée de l’Eglise ! »

Il a parlé du « grand chapitre » de l’histoire de l’Eglise qui est inscrit dans l’histoire de notre patrie et au moment de prononcer le nom des saints de notre pays, il a dit : « Il me serait difficile de les nommer tous, mais j’évoquerais au moins ceux qui ont exercé la plus grande influence dans ma vie : Jeanne d’Arc, François de Sales, Vincent de Paul, Louis-Marie Grignion de Montfort, Jean-Marie Vianney, Bernadette de Lourdes, Thérèse de Lisieux, Sœur Elisabeth de la Trinité, le Père de Foucauld, et tous les autres . » A la fin de l’homélie, il a lancé cette apostrophe mémorable : « Alors, permettez-moi de vous interroger : ’’France, fille aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ?’’ Permettez-moi de vous demander : ’’France, fille aînée de l’Eglise et éducatrice des peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l’homme, à l’alliance avec la sagesse éternelle ?’’ Pardonnez-moi cette question. » Reprenant son propos l’après-midi, devant les évêques de France réunis à Issy-les-Moulineaux, Jean-Paul II avait ajouté : « Cela crée beaucoup de devoirs (2). »

Ce qui est étrange, c’est que lorsqu’il est revenu en France, seize ans plus tard, précisément pour le XVe centenaire du baptême de Clovis, il n’a pas utilisé de nouveau cette expression. Certains disent qu’on lui a fait remarquer entre temps qu’elle manquait de fondement historique. Certes, du XIIIe au XIXe siècle, lorsque le Pape appelle la France au secours pour défendre ses intérêts temporels, elle répond. C’est Grégoire IX le premier qui demande, en 1239, l’aide de saint Louis contre l’empereur Frédéric II, en lui écrivant : « Le Royaume de France a été placé par Dieu au-dessus de tous les peuples ; Jésus-Christ l’a choisi comme l’exécuteur spécial des volontés divines (3). »

Et sept siècles plus tard, l’empereur Napoléon III vole encore au secours des Etats pontificaux, menacés par le projet de l’unité italienne et Monsieur Thiers offre à Pie IX le château de Pau comme refuge.

Mais l’expression « fille aînée de l’Eglise », on ne la trouve pas ! En fait, c’est le roi de France qui est regardé et qui se considère comme « le fils aîné », « le roi très chrétien ». Lorsque Charles VI vient, en 1389, visiter le Pape Clément VII en Avignon, celui-ci lui dit qu’en lui « comme au bras dextre de l’Eglise, et vrai champion et très chrétien, il a singulière fiance ». Au début du XVIe siècle, la célèbre rencontre de Bologne entre François Ier et Léon X, le 11 décembre 1515, nous est ainsi rapportée par le Chancelier du Prat : « Tandis que les autres rois et princes chrétiens ont l’habitude de témoigner au pape leur obéissance filiale par simple délégation, lui, François, est venu en personne jurer fidélité à Léon, comme le fils aîné à son père, le plus grand des rois au Souverain Pontife, le prince très chrétien au chef de la chrétienté. » Il est plus amusant de retrouver ce langage un siècle plus tard, quand il est appliqué à Henri IV, le premier et unique chanoine du Latran. Apprenant sa mort, le pape Paul V dit à l’ambassadeur Pierre de l’Estoile : « Ah, mon ami, vous avez perdu votre roi et votre bon maître, et moi, j’ai perdu mon bon fils aîné(4). »

Sans prétendre avoir suffisamment cherché, je dois avouer que je n’ai jamais trouvé cette expression avant le 14 février 1841. Elle vient sur les lèvres du P. Lacordaire dans son discours sur la vocation de la nation française, à Notre-Dame de Paris, pour l’inauguration de l’Ordre des Frères Prêcheurs en France. L’étonnant, c’est justement que nous sommes dans la monarchie de juillet. Depuis l’abdication de Charles X, il n’y a plus de « bon fils aîné » et Lacordaire essaie de comparer l’élection du peuple juif dans la Bible au choix de la France : « Dieu, voyant les peuples s’éloigner de lui, en choisit un et il le forma Lui-même, annonçant à Abraham que toutes les nations seraient bénies en lui » et, après avoir traversé les siècles en évoquant la venue du Seigneur, puis Constantin, Clotilde, Clovis et saint Rémy, Lacordaire conclut en disant : « De même que Dieu a dit à son Fils de toute éternité : ’’Tu es mon premier-né’’, la papauté a dit à la France : ’’Tu es ma fille aînée.’’ Elle a fait plus, s’il est possible, elle a créé un barbarisme sublime : elle a nommé la France le Royaume christianissime – christianissimum regnum. »

Après avoir pris connaissance de ces lignes, j’ai eu besoin… d’un peu de silence intérieur, peut-être par gêne qu’on en arrive à utiliser un langage aussi grandiloquent. Puis je me suis souvenu de l’admiration de l’Emir Abd el Kader pour la foi des Lyonnais, lors de son passage dans notre ville, en décembre 1852. Après sa détention à Amboise, il descendit la Saône et le Rhône avant de s’embarquer pour la Syrie où il sauva quelques années plus tard, la vie de milliers de chrétiens. Arrivé à Lyon juste au moment où l’on venait de monter la statue de la vierge de Fabbisch au sommet du clocher de Fourvière où elle se trouve depuis, il eut cette phrase qui nous remplit aujourd’hui de confusion : « la France sera sauvée par son clergé. » Une lettre de Pauline Jaricot à son ancien père spirituel, devenu évêque de Montauban, atteste la forte impression spirituelle ressentie par l’Emir durant ce séjour.

La France, « fille aînée de l’Eglise » : l’origine de l’expression est aujourd’hui oubliée, le rapport entre les nations s’est considérablement modifié, le paysage du catholicisme en France n’a plus rien à voir avec celui que connaissait Lacordaire… Mais l’expression est toujours là, dans les esprits ; elle vient sur les lèvres, même si elle ne concerne plus les relations entre le Souverain Pontife et « son bon fils aîné ». Elle renvoie à un passé spirituel, théologique et missionnaire impressionnant ».

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asmp


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