Rapport Sauvé : une critique argumentée de membres de l’Académie catholique de France

dimanche 28 novembre 2021
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Rapport Sauvé : une critique argumentée de membres de l’Académie catholique de France



« Huit membres éminents de l’Académie catholique de France ont envoyé au nonce apostolique et aux évêques de France une analyse critique du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Ce texte n’était pas destiné à la publication, mais La Croix et Le Monde en ont présenté un compte rendu qui le rend de facto public. Afin que chacun puisse se faire une opinion et juger sur pièce, nous publions intégralement cette analyse qui nous semble de première importance. – CG

Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), mandatée par la conférence des Évêques de France pour faire la lumière sur les faits de pédophilie au sein de l’Église catholique a été rendu public le 5 octobre 2021. La mise en évidence de l’étendue et de la gravité des abus sexuels dans l’Église porte atteinte au crédit de celle-ci. Ces actes sont particulièrement odieux. Ils trompent la confiance de l’enfant et le blessent dans cette part de son être que pour ainsi dire il ignore encore. Commis par des prêtres, religieux ou laïcs, ils bafouent l’enseignement le plus constant de l’Église, le respect de l’innocence de l’enfant, le souci de la pudeur et l’idéal de chasteté qu’elle maintient envers et contre tous. La décision de la Conférence des évêques de France de demander à une commission indépendante un rapport le plus complet possible sur ces abus – rapport sur les faits, sur les causes et sur les remèdes, était donc judicieuse.

Cependant le rapport de la CIASE, en dépit de son volume, ne remplit que très partiellement ce cahier des charges dont il s’éloigne par ailleurs de troublante façon.
Une remarque s’impose d’abord sur les conditions de sa publication. S’il a été remis au Président de la Conférence des évêques et à la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, il était adressé à l’opinion avec une date annoncée longtemps à l’avance, et la publication d’un chiffre : 330 000 victimes. C’était le premier mandat de la Commission que de documenter l’ampleur et la gravité des abus, mais l’annonce sans précaution d’un tel chiffre, que l’opinion prit bien sûr comme la somme des faits établis, dispensa les commentateurs de la lecture d’un document considérable.

Ce chiffre est la seule chose que la plupart des catholiques retiendront du rapport. Il est donc essentiel d’indiquer les limites, les défauts et enfin les conséquences de la démarche qui a conduit à avancer un tel chiffre.

L’Académie catholique de France est une instance d’analyse et de réflexion. Son propos n’est pas d’être dans la polémique. Bien au contraire, il s’agit de soumettre le rapport de la CIASE à un examen attentif comme seule peut le faire une Académie, sans passion, avec toute la rigueur voulue. Une analyse juridique, sociologique, théologique et philosophique de ce rapport est nécessaire afin d’en vérifier la pertinence à tous points de vue. Un groupe pluridisciplinaire de membres de l’Académie catholique de France a entrepris cette tâche et livre ici, par provision, les premiers éléments de son étude, qui sera poursuivie dans les prochains mois (1).

La dimension factuelle et statistique

L’évaluation précise du nombre des victimes est la première interrogation que soulève la lecture intégrale du rapport de la Commission.

Des méthodes et des chiffres contradictoires

Un gouffre sépare le nombre des témoignages reçus par la CIASE (2738) (2), le chiffrage des victimes relevées par l’étude de l’EPHE (École Pratique des Hautes Études) diligentée par la CIASE (4832), l’extrapolation de cette même équipe de chercheurs qui atteint le chiffre maximum de 27 808 (3) évaluées à partir des données recueillies par cette étude (4), et les estimations faites à partir d’un sondage conduit par l’IFOP (Institut français d’Opinion publique) qui a permis à cet institut de sondage d’extrapoler au niveau de la population française adulte pour parvenir à plusieurs centaines de milliers de victimes, avec un chiffre de 216 000 victimes de clercs, chiffre porté à 330 000 victimes en y incluant les victimes de laïcs.
Il ne fait pas de doute que les chiffres issus des archives et des témoignages ne permettent qu’une approche incomplète de la réalité, compte tenu du temps passé qui rend difficilement mesurable le fléau dans les années 1950-1960, d’une part, et de la chape de silence qui a pesé jusqu’à une période très récente, d’autre part. Mais on est en droit de s’interroger sur la méthodologie de l’enquête quantitative qui a conduit à lancer à l’opinion le chiffre de 330 000 victimes, le seul chiffre retenu par les médias.

L’évaluation quantitative repose sur une enquête d’opinion de l’IFOP très vaste puisque 28 010 personnes ont été interrogées. Il s’agit de personnes majeures, sélectionnées par quotas. L’enquête a été menée par internet de façon anonyme. Le recours au sondage par internet présente des avantages pratiques pour les instituts de sondage : le coût de réalisation est faible, le profil des répondants peut être contrôlé et les quotas peuvent être gérés en ligne, la réponse peut être faite à tout moment par le sondé.

Mais les inconvénients sont indéniables : le vivier de sondés utilisé est un panel de personnes volontaires disponibles pour des enquêtes de toute sorte, ce qui en fait des habitués de ce type d’exercice. Le biais générationnel et culturel est marqué car l’enquête est effectuée auprès des internautes familiers des réseaux sociaux et des détenteurs d’adresse e-mail, ce qui écarte les populations plus âgées et plus précaires et favorise celles peu enclines aux cultures traditionnelles et adeptes des nouvelles technologies. Ce biais est d’autant plus crucial que l’autorecrutement des sondés repose sur la sincérité de leur réponse sur leur profil car aucune vérification n’est conduite pour la garantir (5).

Le calcul des résultats laisse également perplexe. Le chiffre de 118 personnes déclarant avoir été abusées par un prêtre donne un pourcentage de 0,42 % et celui de 53 pour les personnes se déclarant abusées par un laïc un pourcentage de 0,19 % soit des chiffres nettement en deçà̀ de ceux qui permettent une interprétation statistique (le chiffre de valeur absolue retenu permettant une interprétation doit être supérieur ou égal à 15, ce qui écarte toutes les enquêtes relatives à l’Église catholique) et la marge d’erreur qui subsiste dans ce type de sondage (liée à la représentativité, au choix de l’échantillon, à la formulation (6) et à la séquence des questions) est supérieure aux résultats obtenus.

En raison de la faiblesse du chiffre de départ et des biais inévitables de l’enquête, il n’est pas possible d’extrapoler pour transposer à l’échelle de la population française adulte (47 millions de personnes) et les chiffres avancés et jetés en pâture aux médias et à l’opinion ne résisteraient pas à une enquête plus approfondie.
La démonstration a contrario du caractère discutable de l’évaluation du nombre de victimes par l’équipe de l’INSERM (Institut national de la santé et de la Recherche médicale) est d’ailleurs faite dans le rapport de la Commission pour l’évaluation du nombre d’abuseurs, notamment au sein du clergé. Alors que le travail sur les victimes est issu du traitement par une équipe de l’INSERM (ne comptant qu’un seul statisticien) sur la base d’un sondage IFOP, celui sur les prédateurs a été confié à l’équipe de l’EPHE précitée qui a procédé à une évaluation qualitative, croisant les archives ecclésiastiques et civiles et les études conduites dans d’autres pays, pour aboutir à une estimation maximale de 3200 clercs. Un tel chiffre, corrélé avec un pourcentage maximal de 7,5 abusés par abuseur selon les estimations des travaux comparatifs sur le sujet retenu par la psychiatre de la Commission, aurait conduit à un chiffre de 24 000 victimes. Le rapport de l’EPHE a donc été purement et simplement écarté, tout comme le pourcentage de 7,5 victimes par abuseur proposé par la psychiatre a été écarté au profit du pourcentage de 63 victimes par abuseur. Ce chiffre invraisemblable a été établi à partir d’une extrapolation des appels à témoin. On peut difficilement croire qu’il ait pu rester inconnu ou non suivi de plaintes. La Commission avance in fine le chiffre de 8 000 abuseurs mais, même en partant des 330 000 victimes qu’elle retient, elle aurait du parvenir, en le divisant par 63, au chiffre de 5238 abuseurs Le même type d’incertitudes pèse sur la périodisation des données : l’étude est faite par tranche de 20 ans (années 1950 et 1960, 1970 et 1980) puis de 30 ans (années 1990, 2000 et 2010) alors qu’il aurait été utile de savoir quel a été l’effet des mesures prises depuis vingt ans pour éliminer cette criminalité. De même les chiffres issus de l’enquête IFOP-INSERM et de l’appel à témoin sont si faibles qu’ils ne permettent pas de mener une étude statistique.

On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit la Commission à retenir un chiffrage plutôt qu’un autre, alors que celui de l’EPHE était déjà une extrapolation.
La lecture attentive du rapport de la Commission et de ses choix méthodologiques montre en fin de compte que la rigueur scientifique n’a pas présidé à ses travaux. C’est d’autant plus regrettable que les faits dénoncés sont extrêmement graves et entachent durablement l’honneur des institutions catholiques.

Mais même si l’importance des chiffres compte moins que le fait que des crimes et délits de cette nature aient pu se produire dans l’Église, il est indispensable que toute la vérité, y compris celle des chiffres, soit faite sur ce scandale. L’évaluation disproportionnée de ce fléau nourrit en effet le discours sur son caractère « systémique » et fait le lit des propositions pour mettre à bas l’Église-institution.

Une présentation orientée

La fonction, en tout cas l’effet, d’un tel chiffre est de clore la discussion. Qui se trouve soudain accablé sous le poids d’un tel chiffre n’a plus rien à dire : rien à dire pour sa défense mais surtout rien à dire sur les mesures qui pourraient remédier aux graves défaillances constatées : il n’a plus qu’à s’incliner devant les « recommandations » de ceux qui ont produit et manient ce chiffre. Il n’a plus qu’à reconnaître le caractère « systémique » des abus. Le choix de cet adjectif emporte des conséquences fatales : les membres de l’Église sont impuissants à y remédier par eux-mêmes. Si les abus sont systémiques, les remèdes ne peuvent se trouver dans l’Église, dans l’obéissance retrouvée ou renouvelée à ses principes propres, dans une réforme ou des réformes intérieures, mais dans une réforme ou des réformes conduites de l’extérieur et selon des principes qui ne peuvent être ceux de l’Église puisque celle-ci est prisonnière d’une pédophilie « systémique ».
L’Église avait demandé un rapport l’aidant à cerner plus précisément la réalité des abus, et sur ce point, le rapport fournit une documentation aussi abondante que déchirante. Mais l’esprit qui préside à l’analyse des causes et à la formulation des recommandations semble a priori idéologique.

Si la part documentaire et purement factuelle du travail de la CIASE doit être prise en considération, il est difficile pour toute personne de bonne foi d’en tirer des enseignements utiles tant son impartialité proclamée dissimule mal une incompréhension, mêlée d’hostilité, de cette société spirituelle qu’est l’Église. Il est certes permis d’ignorer les principes qui la régissent, ou de leur être indifférent ou hostile, mais on ne nourrit pas alors la prétention de lui « recommander » des réformes.

La dimension théologique et philosophique

Le texte de la CIASE n’est pas seulement l’étude analytique d’un phénomène, car il contient aussi des « recommandations » ou « préconisations » (7), qui exigent de l’Église catholique des changements pastoraux et doctrinaux. L’opportunité de ces demandes suppose une crédibilité sans faille du document et par conséquent une analyse approfondie des données et de leur interprétation. Un groupe de travail (8), co-présidé par Alain Cordier, Inspecteur général des finances (et ancien président de Bayard Presse) et Joël Molinario, professeur de théologie des pratiques à l’Institut de pastorale catéchétique de l’Institut catholique de Paris, s’est penché sur les « Questions de théologie, d’ecclésiologie et de gouvernance de l’Église catholique » (9). Parmi les recommandations, nous en avons relevé sept d’ordre doctrinal (dont trois seulement ont été reprises, de manière générale, par la Conférence des évêques) : R3, R4, R7, R10, R11, R34 et R43. Elles portent sur l’ecclésiologie, l’exégèse (et la catéchèse) et la théologie morale.

Ecclésiologie

À quatre reprises, la Commission invite à « passer au crible », autrement dit « soumettre à une sélection, une critique impitoyables » (10) : les modes d’exercice du ministère sacerdotal et épiscopal, les énoncés du Catéchisme de l’Église catholique, la morale catholique sur les questions sexuelles, la constitution hiérarchique de l’Église catholique.

On lit au paragraphe 877 que « La Commission n’entend nullement remettre en cause les fondements du sacrement de l’ordre, ni la doctrine catholique de l’Eucharistie ». Néanmoins en appelant à passer au crible « le discours qui soutient » les modes d’exercice du ministère sacerdotal et épiscopal, elle invite à remettre en cause cet exercice.

Par exemple, bien que « la Commission [ne soit] pas mandatée pour déterminer la théologie que l’Église catholique doit adopter », elle découvre à la suite d’une tribune de presse (§ 882- 885), l’expression « in persona Christi capitis ». Elle lui consacre alors plusieurs paragraphes (11). Préparée par Pie XII (Mystici Corporis, 1943 et Mediator Dei 1947), la formule figure dans le décret du concile Vatican II Presbyterorum Ordinis. Depuis cinquante ans, elle est courante en ecclésiologie. Elle s’entend non pas comme une projection psycho-personnelle sur le Christ eschatologique, mais selon l’alliance sacramentelle qui confère au ministre ordonné (évêque, prêtre), au titre de service, la charge de représenter la personne du Christ en tant qu’envoyé par le Père et Tête de l’Église… à laquelle il destine tous ses dons : Corps du Christ.

De même, au paragraphe 1231, la mention du « pouvoir d’ordre et de juridiction » permettant au Concile de « concentrer les responsabilités sur la personne de l’évêque » dénote une ecclésiologie insuffisante. Les travaux récents ne permettent plus de retenir unilatéralement cette distinction qui avait été amplifiée par le jésuite Lainez au Concile de Trente.

Enfin, il est question (§ 1233) de « la pratique pastorale » selon laquelle dans l’Église, « le principe hiérarchique » resterait premier. La recommandation (R34) recense des « tensions internes » : « entre communion et hiérarchie, entre succession apostolique et synodalité et surtout entre l’affirmation de l’autorité des pasteurs et la réalité des pratiques de terrain, de plus en plus influencées par des fonctionnements démocratiques ». On ne voit guère quelle démarche pratique peut être suggérée par cette énumération hétéroclite.

La commission reconnaît qu’« il n’y a clairement pas de lien de causalité entre le célibat et les abus sexuels (§ 894). Pourtant la recommandation 4 porte sur le célibat des prêtres et invite « à identifier les exigences éthiques du célibat consacré au regard, notamment, de la représentation du prêtre et du risque qui consisterait à lui conférer une position héroïque ou de domination ». Du reste cette recommandation sort du champ de compétence de la commission (12).

Deux propositions distinctes sont amalgamées dans cette phrase : une réflexion (en réalité engagée de longue date) sur les exigences éthiques du célibat consacré, d’une part et, d’autre part, (maladroitement entraînée par « au regard notamment de ») une critique de la « représentation du prêtre » et d’un « risque qui consisterait etc. ». Cette technique d’amalgame est récurrente dans le Rapport qui, à la suite d’une proposition somme toute assez banale, introduit une critique non fondée, qui reflète surtout un parti-pris permanent des rédacteurs visant à dévaloriser la première partie de la proposition.

En R4, ceux-ci reprennent, à partir d’un article de presse, le point 129, a, 2 de l’Instrumentum laboris du Synode sur l’Amazonie (13), en omettant de signaler que le seul document officiel du Synode, l’Exhortation apostolique Querida Amazonia, ne reprend pas cette suggestion.

Exégèse

En exégèse, le rapport ne mentionne que « les Évangiles » (7 occurrences). Il semble ignorer les autres textes canoniques du Nouveau Testament (étonnamment les épîtres de Paul et de Pierre particulièrement riches d’indications ecclésiologiques (14)). Il ne mentionne l’Ancien Testament que sur un mode dérisoire (§ 947). Cette exégèse faible tire des « Évangiles » une « source d’inspiration » (R3), « l’exemple d’une parole comme dynamique » (R7). L’indispensable source de toute catéchèse que constitue l’Écriture sainte n’est pas prise en compte. Recommander d’« aider à une lecture à la fois critique et spirituelle de la Bible à tous les niveaux de la formation » est à la fois banal et prétentieux (donc non-signifiant).

Théologie morale

La théologie morale est l’objet de recommandations qui révèlent une ignorance des développements actuels de la discipline. D’abord, en parlant de « l’excès paradoxal de fixation de la morale catholique sur les questions sexuelles », R11 atteste un préjugé qui peine à rendre objective l’approche de la morale catholique. Par ailleurs, le soupçon émis à plusieurs reprises sur « le choix d’englober l’ensemble de la sexualité humaine dans le seul sixième commandement du Décalogue » (15) est une approche étrangère à l’anthropologie chrétienne (16) : le Catéchisme de l’Église catholique condamne « la corruption des jeunes » (§ 2353) aussi bien que « le viol commis de la part d’éducateurs envers les enfants qui leur sont confiés » (§ 2356). Surtout, le paragraphe 2389 condamne expressément « les abus sexuels perpétrés par des adultes sur des enfants ou des adolescents confiés à leur garde. La faute se double alors d’une atteinte scandaleuse portée à l’intégrité physique et morale des jeunes, qui en resteront marqués leur vie durant, et d’une violation de la responsabilité éducative ». On aurait aimé lire ce texte dans le rapport.
C’est la nature humaine, dans toute sa richesse de grâce et de libre-arbitre, qui est ici concernée, et celle des victimes au premier chef. En effet, toute la tradition de l’Église affirme que si l’absolution enlève le péché, elle ne remédie pas aux désordres que le péché a causés. Renouvelée à partir du décret du concile Vatican II sur la formation des prêtres, Optatam totius (§ 16), la théologie morale reconnaît une morale naturelle, mais reste convaincue que la morale chrétienne dit « la vérité de l’homme ». Pour faire bref, elle tient compte à la fois du péché des origines et de la tension eschatologique. Enfin, la philosophie contemporaine (Michel Henry, Emmanuel Levinas) a relativisé l’apport confus des sciences humaines.
Il est regrettable qu’un texte qui a mis en œuvre tant de moyens, humains et financiers, et s’est acquis une aussi grande audience, puisse, au crible d’une brève analyse critique – et probablement à défaut de spécialistes –, révéler une ecclésiologie imparfaite, une exégèse faible, une théologie morale périmée.

Sur le plan philosophique

Sur un plan philosophique, on ne peut que s’interroger sur une analyse de situation ecclésiale puis une énumération de recommandations éthico-juridiques qui négligent systématiquement les porosités sociologiques, intellectuelles et psycho-sociales du phénomène dénoncé. On sait qu’au cours des années 1950-1970, dans plusieurs milieux intellectuels et dans nombre de centres de formation pédagogique en France et en Europe, la pédophilie était tenue pour un élément ad hoc des théories psychanalytiques et philosophiques de la libération sexuelle. Elles devaient soutenir l’affranchissement vis-à-vis de l’autorité parentale et du pouvoir patriarcal. Un fait particulièrement significatif : au milieu des années 1970, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Gilles Deleuze et Michel Foucault, avec d’autres intellectuels et des personnalités médicales et politiques connues, ont signé une pétition à fort retentissement médiatique, justifiant les pratiques pédophiles, en marge du procès de trois accusés : « Nous considérons qu’il y a une disproportion manifeste, d’une part, entre la qualification de “crime” qui justifie une telle sévérité, et la nature des faits reprochés ; d’autre part, entre le caractère désuet de la loi et la réalité quotidienne d’une société qui tend à reconnaître chez les enfants et les adolescents l’existence d’une vie sexuelle ». (Le Monde, 26 janvier 1977, Libération, 27 janvier 1977). Trois mois plus tard, une autre pétition, soutenue de façon additionnelle notamment par Françoise Dolto, Louis Althusser et Philippe Sollers, demandait explicitement, compte-tenu de « l’évolution de la société », la dépénalisation de la pédophilie (Lettre ouverte à la Commission de révision du Code pénal pour la révision de certains textes régissant les rapports entre adultes et mineurs. Le Monde, 23 mai 1977). La pédophilie ne devait pas seulement échapper à la condamnation juridique, elle devait, sous peine de conservatisme moral, être encouragée.

Que des « regrets » personnels aient pu être çà et là recueillis dans les années 2000, il n’est guère déontologiquement acceptable de décorréler ce type de déclarations portées dans la durée par des signatures influentes, des drames psycho-sociaux engendrés dans des lieux à forte présence enfantine : écoles, centres de vacances, associations sportives, chorales, milieux de la mode et de l’art, familles, groupes religieux de diverses confessions. Ce qui est objectivement intolérable ici et aujourd’hui l’était non moins là et hier.

La mise en évidence des effets massifs de cette idéologie prégnante dès les années 1950-1960 et de plus en plus répandue jusqu’à un passé récent, doit constituer une donnée non pas incidente mais fondamentale dans l’appréciation d’un injustifiable phénomène mortifère. Elle n’efface pas le lourd coefficient d’implication morale de ses responsables. L’Église catholique vit dans un corps social aux frontières inévitablement perméables. La mesure de la responsabilité de certains de ses membres doit prendre en compte un contexte sociologique, psychologique, philosophique et théologique. Ce principe d’analyse n’enlève rien à l’horreur des crimes commis, il ne les relativise pas, mais il permet de mieux les évaluer.

La dimension juridique et financière

La présentation du droit positif par le Rapport de la CIASE, est étonnante, en particulier en matière de responsabilité civile (17).

L’impossible responsabilité civile « institutionnelle » de l’Église entière

La mise en œuvre de la responsabilité civile en vue d’assurer l’indemnisation des victimes d’agression sexuelle dans l’Église se heurte à un obstacle, à première vue peut-être déconcertant, mais cependant difficile à écarter. Il tient à ce que l’Église n’est pas une personne juridique. Or, la responsabilité implique une personne responsable, à laquelle le dommage peut être imputé en raison de son comportement et apte à assumer la dette de réparation. De plus, si l’Église n’est pas une personne, cela signifie aussi qu’elle ne peut pas être dotée d’un patrimoine. En droit français, des ministres du culte, des congréganistes, des fidèles, des associations diocésaines, des congrégations, éventuellement des associations de la loi de 1901, voire des fondations et des sociétés civiles peuvent servir de support à l’activité ecclésiale. Chacune de ces personnes, physiques ou morales, dispose évidemment d’un patrimoine qui lui est propre. Mais on ne voit pas où trouver un patrimoine qui serait celui de l’Église de France (18), qui pourrait répondre pour elle. Par conséquent, parler d’une responsabilité institutionnelle de l’Église peut avoir un sens d’un point de vue moral ou spirituel, mais d’un point de vue juridique cela n’en n’a pas.

Pour contourner cette difficulté, le rapport de la CIASE suggère de reconnaître une responsabilité collective qui pèserait sur l’ensemble des personnes morales et physiques qui constituent l’Église en France ou qui exercent des fonctions d’autorité en son sein. Toutefois, la formule laisse perplexe par son indétermination. En effet, le concept de responsabilité ne se confond pas avec celui de solidarité. S’il présuppose une personne qui l’assume, ce n’est pas seulement pour une raison de technique juridique ou de vocabulaire, c’est parce que la responsabilité ne saurait, sans perdre son sens, être anonyme et diluée dans un ensemble plus ou moins vaste, complètement indifférencié. Car dire que tous sont responsables de tout, cela revient en réalité à dire que personne n’est vraiment responsable de rien.
En réalité, ce mécanisme de responsabilité collective s’appuie sur l’idée qu’il y aurait à l’origine de ce désastre un ensemble de dysfonctionnements, révélateur d’une défaillance « systémique ». Mais là encore l’affirmation suscite le doute. En quoi devrait-on trouver juste de faire supporter les fautes de quelques-uns par d’autres qui n’y ont en aucune manière contribué ? En témoignent les remarques de sœur Véronique Margron, présidente de la CORREF (Conférence des Religieux et Religieuses en France), qui se demande pourquoi les congrégations féminines devraient avoir à payer pour des actes le plus souvent commis par des hommes, et dont ces femmes ont pu elles-mêmes être victimes (19). Il y a lieu par conséquent de réfléchir à un principe d’attribution des dommages moins sommaire, qui reste fidèle aux responsabilités concrètes et ne soit pas source de nouvelles injustices.

Les responsabilités personnelles

a/ La responsabilité des auteurs des agressions

Que ce soit sur le plan civil ou sur le plan pénal, c’est évidemment d’abord à ceux qui se sont rendus personnellement coupables de violences sexuelles d’en assumer les conséquences. On ne perçoit ici aucune difficulté particulière sur le terrain du droit, sous réserve de deux observations.

La première porte sur le nombre des personnes concernées. Comme il a été relevé plus avant, des chiffres très élevés, allant jusqu’à 330 000 victimes, se sont répandus dans la presse depuis la publication du rapport de la CIASE. Or, selon les termes mêmes de ce rapport, ces chiffres correspondent non à des victimes connues mais à une « estimation », elle-même fondée sur des sondages et des extrapolations à partir de ces sondages. Or, il est clair que, quel qu’en soit le mécanisme, la réparation d’un dommage ne peut se fonder sur des estimations. Elle implique que les victimes soient connues et reconnues comme telles, qu’elles se présentent elles aussi comme des personnes qui peuvent être nommées et identifiées. Comme il a été relevé, d’autres chiffres ont été avancés par le groupe de travail de l’EPHE et à la suite de l’appel à témoignages lancé par la CIASE. Par ailleurs, d’autres se sont fait connaître depuis la publication de ce rapport et continueront probablement de le faire dans les mois qui viennent. On ne dispose donc pas d’un chiffrage sûr. De ce fait il n’est pas possible de s’arrêter au chiffre de 330 000 « demandes » comme on l’entend parfois sur les ondes.

La seconde observation, qui dérive directement de la précédente, porte sur le fait que les fautes commises doivent être établies avec précision et de façon suffisamment certaine. Or, cette condition n’est pas évidente, notamment quand les faits sont éloignés dans le temps, éventuellement prescrits, ou plus encore quand leurs auteurs sont déjà décédés. Malgré ces difficultés, il ne paraît pas possible de s’en tenir aux seules déclarations de victimes. On ne peut ici qu’approuver le rapport lorsqu’il insiste sur la nécessité, pour que la reconnaissance trouve sa force réparatrice, que les actes fautifs soient nommés exactement et situés dans l’espace et dans le temps. La réparation manquerait son but si elle ne s’appuyait pas sur des faits avérés. Il convient de ne pas oublier que la présomption d’innocence à laquelle a droit toute personne accusée de même que doivent lui être garantis les droits de la défense et le principe du débat contradictoire.

b/ La responsabilité des supérieurs hiérarchiques, des Associations diocésaines et des congrégation

Au-delà de la responsabilité personnelle des auteurs directs de ces agressions, le rapport de la CIASE envisage aussi celle de leur supérieur hiérarchique. Or la difficulté n’est encore pas la même selon que l’on raisonne sur les instituts religieux et sociétés de vie apostolique, le plus souvent reconnues comme congrégations en droit français, ou sur les diocèses.

La responsabilité de l’évêque

La responsabilité de ce dernier est envisagée dans le rapport ou bien de plein droit, sur le fondement de la responsabilité du fait d’autrui, ou bien en raison d’une faute personnelle qu’il aurait pu lui-même commettre.

S’agissant de la responsabilité du fait d’autrui, les rapporteurs avancent qu’il est « très probable que la responsabilité de l’Église puisse se trouver engagée du fait d’autrui, sur le fondement de la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés » (20). Or cette proposition paraît bien aventurée, et cela à un double point de vue.

D’une part, la responsabilité du commettant ne peut être engagée que sur la base d’un lien de préposition démontré entre lui-même et l’auteur du dommage. Un prêtre diocésain peut-il être tenu pour le préposé de son évêque ? Contrairement à ce qui est affirmé (21), il est inexact qu’aucune jurisprudence ne soit venue trancher cette difficulté. Certes, celle-ci n’est pas très fournie, la question n’étant pas fréquente. Mais elle est très claire et elle est constante : le prêtre n’est pas le préposé de son évêque (22). En effet, le commettant est celui qui confie une tâche à son préposé (au sens propre : qui commet le préposé à une tâche déterminée) en lui fixant un objectif à atteindre mais aussi les moyens d’y parvenir, de telle sorte qu’il conserve la maîtrise de l’activité qu’il a déléguée. Il est en effet constamment enseigné que l’indépendance d’un professionnel dans l’exercice de sa mission est incompatible avec l’existence du lien de préposition (23). C’est la raison pour laquelle par exemple les professions libérales ne peuvent être, sauf exception, placées dans un rapport de préposition, de même qu’un mandataire n’est pas le préposé de son mandant ou un entrepreneur le préposé du maître de l’ouvrage : ils sont libres de la manière dont ils organisent leur travail. Analogiquement, l’évêque qui confie une paroisse à un curé ne décide pas par quels moyens sera assurée cette mission pastorale, il ne conserve pas la maîtrise de l’activité du prêtre placé sous leur autorité.

D’autre part, retiendrait-on l’existence d’un tel lien, qu’il conduirait seulement à engager la responsabilité de l’évêque, lequel est lui aussi une personne physique qui répond sur son patrimoine personnel. Mais on ne voit pas en quoi cela « changerait substantiellement la donne en matière de reconnaissance de la responsabilité institutionnelle » (24) et en quoi cela pourrait déboucher sur une « responsabilité civile de l’Église du fait d’autrui » (25), dont on n’a dit qu’elle n’a juridiquement pas de sens.

En revanche, il n’est bien sûr pas douteux que la responsabilité personnelle civile ou pénale d’un évêque pourrait être retenue par suite d’une faute qu’il aurait lui-même commise dans l’exercice de son autorité à l’égard du prêtre qui s’est rendu coupable d’abus. Par exemple, en cas de non-dénonciation d’un crime ou délit sur mineur (art. 434-1 et 434-3 C. pénal), il engagerait sa responsabilité pénale. Mais cette fois encore, cette responsabilité présuppose que les fautes reprochables soient clairement identifiées et démontrées. On ne peut pas se contenter d’inférer, de ce que des abus ont eu lieu, que la culpabilité de l’évêque est par là-même établie sur la base d’un supposé devoir de vigilance dont le contenu paraît bien évanescent, sauf à distordre complètement le concept même de responsabilité du fait personnel.
La responsabilité des Associations diocésaines

Les Associations diocésaines ne peuvent en aucun cas voir leur responsabilité engagée pour des faits commis par des prêtres dans l’exercice de leur ministère. En effet, leur objet est statutairement limité au financement de l’exercice du culte, et leur interdit de s’immiscer dans les rapports entre l’évêque et ses prêtres (26).

La responsabilité civile des congrégations.

La question se pose différemment dans le cadre des congrégations. D’abord, ainsi qu’il a déjà été dit, parce qu’elles sont dotées de la personnalité morale. Ensuite parce qu’elles assignent à leurs membres des missions précises et contrôlent plus étroitement leur activité. L’existence d’un lien de préposition pourrait par conséquent être plus facilement admise toutes les fois qu’un congréganiste a agi dans le cadre d’une œuvre de la congrégation et dans l’intérêt de celle-ci. C’est ce qui semble ressortir d’une décision du tribunal de Grande Instance de Meaux du 7 juin 2016. Mais tout dépend des circonstances et il serait aventuré d’en tirer le principe d’une responsabilité générale des congrégations pour les faits commis par leurs membres.

c/ La responsabilité du confesseur

Le prêtre est tenu par le secret professionnel dont la violation est sanctionnée par l’article 226- 13 du Code pénal. Si ce Code prévoit l’obligation de signaler tout crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets ou dont les auteurs sont susceptibles de récidiver (art. 434-1) ainsi que les mauvais traitements ou atteintes sexuelles infligés à un mineur ou à une personne vulnérable (art. 434-3), ces deux articles apportent une précision s’agissant d’une personne tenue au secret professionnel : celle-ci a la faculté de signaler les faits en question mais n’est pas tenue de le faire. Il est donc admis jusqu’ici qu’un prêtre apprenant en confession des faits constitutifs de crimes ou de délits sur mineur peut les dénoncer et passer outre son obligation de respecter le secret professionnel sans craindre une sanction pénale, mais qu’il ne risque aucune sanction s’il ne le fait pas. Or, le rapport de la CIASE affirme exactement le contraire, et son président interrogé à l’Assemblée nationale a affirmé : « L’obligation de dénoncer, à nos yeux, est certaine. ». Un tel éloignement entre le droit positif et les analyses nouvelles de la CIASE étonne.

La question de la responsabilité pour les faits prescrits

Tout ce qui vient d’être dit de la responsabilité tant pénale que civile présuppose que les faits incriminés ne sont pas prescrits. En matière pénale, la prescription des crimes et des délits éteint l’action publique. S’agissant des agressions commises sur mineurs de 15 ans, elle est de 20 ans à compter de la majorité de la victime, et 30 ans s’agissant de viols. En matière civile, la prescription éteint pareillement l’action en réparation du dommage. Pour les dommages résultant d’agressions et de violences sexuelles faites à des mineurs, le délai en est de vingt ans (art. 2226 C. civil al. 2), à compter de la consolidation du dommage. Il en résulte que, une fois acquises ces prescriptions, la victime ne dispose plus d‘aucune action en justice contre les responsables et corrélativement celui-ci n’est plus juridiquement tenu à réparation. S’il en est ainsi c’est que le déroulement du temps rend très difficile voire impossible de rapporter des preuves de ce qui s’est réellement passé.

a/ Une obligation naturelle ?

Le rapport de la CIASE envisage de reconnaître la responsabilité de l’Église « pour l’ensemble de la période analysée » (27), sans tenir compte par conséquent de la prescription éventuelle des faits les plus anciens. Pour expliquer sa position, son président s’est référé au concept d’« obligation naturelle ». Selon lui, « l’obligation naturelle qui vaut dans l’Église » correspond à « l’obligation de solidarité dans le langage de la République » (28).

Une telle analyse est assez déconcertante. D’un côté, parce que le concept d’obligation naturelle, s’il correspond à l’idée que le devoir moral va au-delà de l’obligation juridique, n’a rien à voir avec l’idée de solidarité. D’un autre, parce que l’obligation naturelle ne dispense pas de vérifier que les conditions d’engagement de la responsabilité sont bien réunies. Ce qui implique de s’assurer de la réalité des faits, et non de se contenter de leur caractère simplement plausible ou vraisemblable. En outre, en tout état de cause, l’exécution d’une obligation naturelle ne dépend que de la volonté de celui qui s’en reconnaît débiteur.

En réalité, s’agissant des faits prescrits, une action en faveur des victimes n’est possible que si elle repose sur une logique de solidarité, en vue de reconnaître la souffrance qu’elles ont vécue dans leur chair. Il ne s’agit nullement de responsabilité civile, et donc pas non plus de dommages et intérêts. Parler d’« indemnité » (29), de « réparation » (30), de « responsabilité », même en faisant suivre ce vocable d’autres adjectifs que « civile » (« sociale » (31), « civique » (32)) ne fait qu’entretenir une ambiguïté qui est source de confusion, et qui pourrait provoquer la déception des victimes.

b/ Le financement de la solidarité

Reste à savoir comment financer ces actions de solidarité envers les victimes. Selon le rapport, ce financement serait assuré par le « patrimoine de l’Église de France » (33). Mais on a déjà dit ce qu’il fallait penser de « l’Église de France » et de son « patrimoine ». Juridiquement, les Associations diocésaines ne peuvent pas verser d’argent aux victimes, car ce serait contraire à leur objet. Il en est de même de l’Union des Associations diocésaines de France. D’où la création d’un fonds de dotation dédié.

Comment s’assurer de la réalité des faits et de leur imputabilité à un clerc ?

a/ Quand les auteurs des faits sont décédés

Dans le cas du décès des auteurs des faits, la CIASE envisage un « processus d’éclaircissement » (34). Suivant cette recommandation, l’Assemblée plénière de la CEF a retenu la création d’une Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR) sans préciser ses modalités de fonctionnement, ni les règles de fixation des sommes qui pourront être allouées aux victimes.

S’agissant de faits anciens commis par des personnes décédées, comment fera-t-on pour apprécier leur réalité ? Quand une juridiction étatique ou canonique rend une décision, elle s’appuie sur les preuves qui lui sont présentées ; le seul témoignage d’une victime n’est pas suffisant. Or, dans l’hypothèse de faits très anciens, le président de la CIASE a soutenu devant la commission des lois de l’Assemblée nationale le 20 octobre 2020 que l’on pourrait se contenter d’un entretien avec la victime. Selon lui, « nous savons que même sans débat juridictionnel contradictoire, une audition prolongée permet, avec une très faible marge d’erreur, de savoir si l’agression sexuelle relatée est plausible ou si l’on est confronté à un récit reconstruit » (35).

Mme Derain de Vaucresson, présidente de l’INIRR, envisage de s’en tenir à la « vraisemblance des faits évaluée à partir du récit des personnes » et de s’appuyer sur les « témoignages déjà reçus par la CIASE » (36). Elle justifie le recours à cette notion de vraisemblance par une analogie avec « ce qui se fait pour les victimes de violences conjugales ». Cette analogie est aventurée. Si, en effet, l’article 515-11 du Code civil se contente de faits « vraisemblables », c’est seulement afin de délivrer une ordonnance de protection dont la durée ne peut excéder six mois, et ne préjuge en rien de l’éventuelle décision qui sera rendue ultérieurement par une juridiction pénale.

b/ Quand les auteurs des faits sont en vie

Tant que les auteurs des faits sont vivants et que ceux-ci ne sont pas prescrits, il y a lieu de renvoyer les victimes devant les juridictions étatiques, comme l’envisage l’article 19 du Motu proprio Vos Estis Lux Mundi (9 mai 2019).

Quand les auteurs des faits sont vivants et que les faits sont prescrits, le recours à l’INIRR paraît insuffisant pour établir la réalité des faits. Il est préférable, puisqu’en droit canonique, le Pape peut toujours lever la prescription, de le faire en vue d’une procédure pénale canonique.

Au surplus, une décision de l’INIRR concernant une personne encore vivante, qui serait fondée sur la seule déclaration d’une personne qui se prétend victime heurterait le principe de présomption d’innocence, puisque la personne auteur des faits se trouverait présumée coupable, et cela sans pouvoir se défendre. En outre, sa publicité pourrait aboutir à des condamnations pénales pour diffamation (L. 29 juillet 1881, art. 32).

Sur la possibilité d’intervention du législateur si la CEF et la CORREF ne suivaient pas les conclusions du rapport de la CIASE

Le rapport de la CIASE affirme que « l’institution ecclésiale doit prendre conscience de cette situation juridique. Elle doit aussi mesurer qu’en tout état de cause, il est possible, voire probable, que le législateur intervienne pour tirer les conséquences du drame des violences sexuelles commises dans l’ensemble de la société, afin de mettre en place des mécanismes d’indemnisation pesant notamment sur les institutions et collectivités dans lesquelles se sont produits les dommages » (37).
Le président de la Commission a parlé de nouveau de l’intervention du Parlement lors de son audition à l’Assemblée nationale le 20 octobre 2021. Mais on a peine à comprendre comment le législateur pourrait établir une responsabilité au titre de faits très anciens prescrits ou commis par des personnes décédées entretemps. Le principe de non-rétroactivité fait obstacle à l’intervention rétroactive d’une telle loi, qui serait contraire à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme.

Conclusion : des effets non maîtrisables

Le rapport de la CIASE est né d’une démarche courageuse et justifiée. Il était nécessaire et beaucoup de questions qu’il soulève doivent être traitées avec lucidité. Certaines le sont déjà depuis plusieurs années et il est regrettable que la Commission, par une périodisation discutable de son analyse, ait sous-estimé le travail d’éradication de ces fléaux entrepris par l’Église catholique à tous ses niveaux.
Mais les défauts les plus graves du rapport de la CIASE, outre une méthodologie défaillante et contradictoire et des carences sérieuses dans les domaines théologiques, philosophiques et juridiques, concernent ses recommandations, qui sont discutables dès lors que leurs prémisses le sont.

Les recommandations d’une Commission sans autorité ecclésiale ni civile ne peuvent être qu’indicatives pour guider l’action de l’Église et de ses fidèles. Certaines pourraient s’avérer ruineuses pour l’Église. Elles portent en germes une multiplication de procédures initiées par de fausses victimes, au détriment des personnes qui ont été réellement victimes de prédateurs. D’autres recommandations remettent en cause la nature spirituelle et sacrée de l’Église, qui n’est pas une simple association laïque temporelle, de son clergé et de ses sacrements.

Le travail de la Commission étant achevé, le travail d’évaluation de son rapport étant à peine amorcé, c’est à l’Église catholique seule, dans sa synodalité, qu’il revient d’entreprendre librement et dans l’esprit des actions lancées depuis vingt ans, les réformes nécessaires pour retrouver son honneur et sa légitimité.

Les rédacteurs de ce commentaire du Rapport de la CIASE entendent être solidaires des victimes des abus dont elles ont été victimes dans leur enfance. Ce rapport rend compte, avec leurs mots, des conséquences que ces actes ont eues sur toute leur vie. Ces horreurs qu’elles ont vécues ne doivent pas être oubliées. En faire mémoire est le devoir partagé des baptisés non seulement à leur égard, mais aussi à l’égard de la Vérité. Car la vérité libère.

C’est pour cette raison qu’ils n’ont pas voulu taire les lacunes de certaines parties du Rapport de la CIASE, ses faiblesses méthodologiques, ses analyses parfois hasardeuses. C’est seulement dans une démarche de vérité et d’humilité qu’il sera possible de construire un avenir dans une Église plus attentive à chacun et à ses souffrances, une Église qui pourra dès lors être reçue par tous, au-delà même des seuls catholiques, comme « experte en humanité » selon l’expression du pape Paul VI (Discours à l’ONU, 4 octobre 1965). Avec pour exigence d’être toujours du côté de la justice.

Père Jean-Robert ARMOGATHE, Directeur d’études émérite à l’EPHE, Membre de l’Institut
Père Philippe CAPELLE-DUMONT, Professeur de théologie Université de Strasbourg
Jean-Luc CHARTIER, avocat à la Cour
Jean-Dominique DURAND, Professeur émérite à l’Université Lyon III,
Yvonne FLOUR, Professeur émérite à l’Université Paris I
Pierre MANENT, Directeur de recherche émérite à l’EHESS
Hugues PORTELLI, Professeur émérite à l’Université Paris II, avocat à la Cour
Emmanuel TAWIL, Maître de conférences à l’Université Paris II, avocat à la Cour

(1) Ce texte, qui a recueilli l’unanimité de ses rédacteurs, n’est pas une Déclaration de l’Académie catholique de France et n’engage que la responsabilité de ses auteurs.
(2) CIASE Rapport n°144 p. 85 ; Annexe n°16.
(3) CIASE Rapport annexe n°28, p. 125.
(4) L’équipe de chercheurs de l’EPHE reconnaît que « ce type de calcul (…) paraît quelque peu aléatoire » (CIASE Rapport Annexe n°28, p. 129).
(5) Rapport d’information du Sénat : Sondages et démocratie, Pour une législation plus respectueuse de la sincérité du débat politique Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur, Commission des lois mai 2009.
(6) Par exemple en avertissant d’entrée le sondé que le questionnaire « vise à mieux cerner l’ampleur des abus sexuels dans notre pays ».
(7) La terminologie de la Commission oscille entre « préconisations » (9 occurrences, dont au paragraphe 979 : résumé des préconisations), « propositions » (5 occurrences) et « recommandations » (39 occurrences). Une chronologie fine montre le passage de « recommandations » (début 2020) à « préconisations » (septembre 2021). Le Trésor de la langue française définit préconiser comme « recommander vivement et avec insistance quelque chose (à quelqu’un) ».
(8) Appelé par le président de la Commission « à une réflexion théologique et ecclésiologique, portant notamment sur la théologie morale, la théologie des ministères, la gouvernance de l’Église et la culture cléricale » (lettre de mission du 28 février 2020).
(9) Il comprenait 8 membres : des juristes, un sociologue, une anthropologue, une théologienne protestante.
(10) Définition de l’expression, Trésor de la langue française. On trouve quinze occurrences dans le rapport, dont sept dans les 45 préconisations.
(11) …
(12) Elle procède d’un artifice de coordination : « En revanche, au regard du champ d’enquête de la commission, la question première est celle des exigences éthiques du célibat. » Relevons 55 occurrences de l’expression « au regard de » (dont 6 dans les préconisations) : expression ambiguë, qui peut signifier, a) selon le point de vue, le jugement de ; b) par rapport à, si l’on se réfère à ; c) en comparaison de (Trésor de la langue française), d’où l’étrange « au regard de Dieu » (§ 917).
(13) « On se pose la question de savoir si, pour les zones les plus reculées de la région, il ne serait pas possible de procéder à l’ordination sacerdotale de personnes aînées, préférablement autochtones, respectées et acceptées par leur communauté, même si elles ont une famille constituée et stable… ».
(14) Manifestement ignorées de la note 284.
(15) CIASE Rapport recomm.10, 211, § 821… : une quarantaine de références.
(16) D’où la citation du § 937 : « En théologie morale fondamentale, l’attention s’est focalisée sur la “matière” de l’acte moral, de préférence à l’évaluation de la responsabilité vis-à-vis d’autrui, ce qui a rendu possible de minimiser la gravité du viol, au regard des actes dits “contre nature” (masturbation, contraception, homosexualité) ».
(17) La CIASE a publié sur son site deux consultations sur le sujet des Professeurs Laurent Aynès et Murielle Fabre-Magnan qui, bien qu’annexées au Rapport, s’en détachent par leur contenu.
(18) Parler de l’Église de France n’a pas non plus de sens du point de vue ecclésiologique, puisque l’Église est par nature universelle. La seule formulation juste est celle de l’Église qui est en France.
(19) V. X. Le Normand, Rapport CIASE : la difficile question de la réparation financière des victimes La Croix, 29 octobre 2021.
(20) CIASE Rapport n° 1110.
(21) Ibidem, n° 1118.
(22) Civ. 2e 6 juin 1958, D. 1958.695, RTDCiv 1959.95, note H. Mazeaud ; dans le même sens Civ. 2e 6 février 2003, n° 00-20780. V. aussi Trib. Civ. Beauvais, 21 nov. 1929, S. 1930.94 ; Trib. Civ. Fontainebleau, 18 mars 1953, D. 1953.343 ; Aix 18 avril 1956, JCP 1956.IV.504.
(23) Notamment : Droit des contrats et de la responsabilité civile, dir. Ph Le Tourneau, Dalloz, coll. Dalloz Action, 12e éd., 2021-22, n° 223561 ; J. Julien, Rép civ. Dalloz, V° Responsabilité du fait d’autrui, n°125. Sur ce que le lien de préposition implique que le commettant a conservé la maîtrise de l’activité du préposé, V. aussi F Chabas, note au D.
(24) CIASE Rapport, n°1110.
(25) Ibidem.
(26) E. Tawil, Cultes et congrégations, Dalloz, 2019, n°9.43.
(27) CIASE Rapport, recom. 23.
(28) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_lois/l15cion_lois2122009_compte- rendu.pdf, p. 19
(29) CIASE Rapport, recom. 33.
(30) CIASE Rapport, recom. 32.
(31) CIASE Rapport recom. 23.
(32) CIASE Rapport recom. 25.
(33) CIASE Rapport recom 33.
(34) CIASE Rapport, recom. 31.
(35) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_lois/l15cion_lois2122009_compte- rendu.pdf, p. 6.
(36) Entretien avec Mme Céline Hoyeau, La Croix, 9 novembre 2021.
(37) CIASE Rapport, n°1126.
Mis en ligne le 27 novembre 2021 »

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