Une religieuse chassée de sa communauté par l’effet d’une révocation autoritaire de ses vœux, en l’absence de tout respect des droits de la défense

jeudi 24 juin 2021
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Une religieuse chassée de sa communauté par l’effet d’une révocation autoritaire de ses vœux, en l’absence de tout respect des droits de la défense



Tribune. « Assignée à résidence dans des conditions discutables, une religieuse est chassée de sa communauté après y avoir vécu depuis plus de trente ans, par l’effet d’une révocation autoritaire de ses vœux, autrement dit d’une annulation de son existence entière dans le sens qu’elle lui avait librement donné. Les faits ont été précisément rapportés dans Le Monde et je n’y reviendrai pas [fin avril, mère Marie Ferréol avait été renvoyée des dominicaines du Saint-Esprit. Elle assurait n’avoir aucune idée de la « faute grave » dont l’Eglise l’accuse, qui donne à cette sanction rarissime des relents de procès en sorcellerie].

L’affaire de la religieuse de Pontcallec n’est pas plus « une affaire de bonnes femmes » que l’affaire Finaly, qui vit après la guerre Maurice Garçon et François Mauriac s’opposer au sujet du sort réservé à des orphelins juifs recueillis et baptisés, sous l’Occupation, par une famille catholique, n’avait trait à une question de garde d’enfants. Dans les deux cas, de grandes questions se posaient, se posent encore.

A propos de mère Marie Ferréol, c’est à une succession de problèmes essentiels que l’esprit le moins prévenu se trouve confronté : le statut de la femme dans l’Eglise catholique, le respect par les institutions de cette même Eglise des droits de la personne, et son crédit moral pour finir. Car de deux choses l’une : ou l’on croit à la vocation affichée par cette institution, et l’on ne prendra jamais à la légère ses procédures ni les comportements de ceux qui les mettent en œuvre ; ou l’on n’y croit pas, et l’on trouvera dans l’affaire de Pontcallec une occasion nouvelle de la taxer d’hypocrisie et d’imposture.

Voici longtemps, et en tout cas de manière très explicite depuis le concile Vatican II, que l’Eglise prétend délivrer un message universel valable pour l’humanité entière et largement fondé sur la défense des droits de la personne. Qu’en reste-t-il si elle en méconnaît les exigences les plus élémentaires lorsqu’il s’agit du sort de ceux qui ont consacré, à travers elle, leurs vies à ce message ?

Le principe du contradictoire n’a pas été respecté

Quand bien même on serait philosophiquement ou religieusement étranger au christianisme, il se pourrait qu’on fût toujours sensible à sa compassion pour les persécutés. Le sera-t-on encore si cette Eglise tolère en son sein des persécutions, même moins importantes que celles qu’elle dénonce à travers le monde ?

Ici, la persécution ne concerne pas d’abord la sévérité de la mesure finale, mais son caractère manifestement abusif, tenant au simple fait que le principe du contradictoire, auquel s’attachent tous les systèmes de droit civilisé, n’ait simplement pas été respecté. C’est d’autant plus frappant que rien de sérieux, aucun impératif transcendant, n’empêchait qu’il en soit autrement.

A aucun moment cette femme n’a été mise à même de connaître son dossier, de présenter sa défense, de contester utilement les mesures dont elle faisait l’objet. Ces règles élémentaires, que la moindre administration respecte, en Europe, à l’égard de ses employées, n’ont reçu aucune application.

Et c’est bien là que l’essentiel se noue. On ne peut facilement admettre que le « droit de Dieu », mis en œuvre par une bureaucratie qui est, comme toute bureaucratie, tentée par nature de se prévaloir abusivement des grandeurs qui justifient son existence, s’exerce d’une manière aussi radicale et dans l’obscurité, dans la mesure même où le message évangélique se fonde précisément sur la valeur prééminente du comportement inverse.

« LES PLUS GRANDESGLES MONASTIQUES, MÊME ENSERVANT L’OBÉISSANCE, FONT LA PART D’UN DIALOGUECESSAIRE »
Si l’esprit passe avant la loi, l’amour avant la règle, on admettra difficilement qu’il en aille différemment au sein même de l’institution qui prétend énoncer ces idées libératrices. Imagine-t-on un instant le divin maître condamner sans savoir, ou même sans interroger ?

Telle est d’ailleurs la raison pour laquelle les plus grandes règles monastiques, même en réservant l’obéissance, font la part d’un dialogue nécessaire. Les Constitutions de la Compagnie de Jésus, largement écrites par Ignace de Loyola, sont traversées par un leitmotiv qu’on pourrait résumer ainsi : « On fera selon la règle sauf si le salut des âmes ou la gloire de Dieu demandent que l’on fasse autrement. »

La dispense des vœux exige une cause grave

C’est d’autant plus nécessaire que le cas de cette religieuse est loin d’être évident. Il suffit d’une connaissance élémentaire du droit canonique pour s’apercevoir que la dispense autoritaire des vœux ne peut s’appliquer sans cause grave, c’est-à-dire en pratique hors des situations d’apostasie publique ou de vie notoirement scandaleuse, après qu’un ensemble de représentations ont été faites, et les personnes amenées à s’expliquer.

Rien de tel n’a eu lieu. Autant dire qu’on a transformé le droit canon en chiffon de papier, au mépris, au passage, de la parole réitérée des plus hautes autorités de l’Eglise. Ainsi Jean Paul II énonçait-il, après ses prédécesseurs, que le droit n’est pas un corps étranger seulement voué à la protection d’intérêts temporels, mais qu’il est « connaturel à la vie de l’Eglise ».

Récemment encore, le secrétaire d’Etat [du Saint-Siège] Pietro Parolin s’exprimait en termes identiques, se référant à cet égard au procès de Jésus-Christ. Or, l’observation même rapide de la manière dont la procédure d’exclaustration forcée de cette religieuse a été conduite montre un ensemble de légèretés, d’approximations et d’illégalités qui feraient rougir de honte le moindre tribunal administratif français, la moindre commission disciplinaire de la fonction publique, qui eux au moins ne prétendent pas dire, urbi et orbi, le bien universel.

Lorsque j’étais enfant, au collège, on nous faisait écrire nos compositions sur de grandes feuilles où étaient inscrites, en haut à gauche, les lettres AMDG, pour ad majorem Dei gloriam, qui signifie « pour la plus grande gloire de Dieu ». Devenu vieux, un « simple laïc de l’Eglise de France », pour employer la périphrase de C. S. Lewis, ne se souvient pas sans nostalgie de l’invitation qui nous était faite de rechercher l’important même dans l’accessoire. Mais il ne voit pas ce que la gloire de Dieu gagne, de Pontcallec à Rome, à une aussi navrante combinaison de la bêtise et de l’insensibilité ordinaires.

Revoir l’ensemble de la procédure canonique

La gestion assez lamentable de cette affaire, et sans même qu’on se prononce sur le fond, fait venir au jour des défauts de nature différente. Un manque de sérieux tout d’abord ; un manque de bon sens ensuite ; enfin, l’inadaptation flagrante d’un corpus lacunaire de règles anciennes aux principes les plus élémentaires. Ces questions relèvent pour finir d’un contentieux de nature administrative où la communication des griefs, le droit de choisir son conseil, les délais raisonnables de jugement des tribunaux, l’indication des voies de recours, devraient aller de soi.

Il est à l’évidence inacceptable que le droit positif de l’Eglise soit si fort en retard sur les éléments les plus importants d’un droit naturel dont elle ne cesse de rappeler au monde, et à juste titre, toute l’importance. Rien de transcendant ne le justifie, et c’est même exactement le contraire si l’on se réfère à la doctrine qu’elle défend. C’est bien, là encore, son crédit qui est en cause, autant que dans des circonstances plus graves que je ne rappellerai pas.

Sous ce rapport, c’est l’ensemble de la procédure canonique qui est à revoir, ou, en matière administrative, à créer. Mais en attendant, un règlement simplement humain de cette question dissiperait un soupçon qui n’est hélas que trop d’actualité : que l’affaire eût été différemment conduite s’agissant d’un homme, et plus élevé dans la hiérarchie ; que le mépris, administrativement manifesté, des droits de la personne, paraît trop souvent encore de nature, par un curieux entraînement, à prévenir le « scandale public », alors qu’il en est la cause. Le pape François n’a cessé, me semble-t-il, de le rappeler. C’est pourquoi j’espère qu’il lira cet article, et décidera en conséquence ce qui convient, à la suite d’Ignace, qui ne voyait de pire faute que celle d’être un obstacle au salut des âmes. »

François Sureau
avocat et écrivain, membre de l’Académie française.

Source : Le Monde 23 juin 2021, tribune libre