Saint Mamert et les rogations

mardi 26 avril 2022
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Saint Mamert et les rogations

« Aujourd’hui 25 avril et, quelques semaines plus tard, les trois jours précédant l’Ascension, ont lieu les grandes processions des litanies majeures et des Rogations.

Ces rites, peu pratiqués de nos jours, ne manquent pas de nous interpeller. Quelle place occupent-ils dans la liturgie de l’Église ?

Origines antiques

La procession des litanies majeures, fixée au 25 avril, est d’origine romaine. Elle est attestée à la fin du VIe siècle, sous le pape saint Grégoire le Grand. Sa date, ainsi que l’itinéraire qu’elle suivait alors dans la ville, semblent indiquer qu’elle s’est substituée à l’ancienne procession des robigalia, du nom de la divinité qui préservait le blé de la rouille, Robigo. Les processions des litanies mineures, ou Rogations, qui sont, quant à elles, célébrées les trois jours précédant l’Ascension, furent établies en 470 par l’évêque de Vienne (en Gaule), saint Mamert, pour faire face à diverses calamités. Il semble également qu’elles prirent la place des ambarvalia qui célébraient la déesse agraire Cérès.

Historiquement donc, ces processions appartiennent à la catégorie des prières de demandes (Rogations, de rogare, demander) : le peuple chrétien, de manière publique et solennelle, se tourne vers Dieu pour demander sa protection contre les calamités matérielles et les maux spirituels, sa bénédiction pour les fruits de la terre ou du bétail, son pardon pour les péchés, la paix des cités, etc…

Déroulement

Aujourd’hui, les rites des litanies majeures et des litanies mineures sont identiques. On commence par le chant d’une antienne : Exsurge, Domine, adjuva nos et libera nos propter nomen tuum[1]. Puis, les litanies des saints ayant été entonnées, la procession se met en marche. Elle est d’ordinaire ponctuée par une ou plusieurs stations, qui sont l’occasion de rendre une dévotion particulière à un saint, lorsque l’on s’arrête dans un oratoire ou une chapelle qui lui est dédié, ou bien de bénir les champs, le bétail, les fontaines, etc. La procession s’achève à l’église, où le prêtre conclut les litanies par plusieurs oraisons, avant de célébrer la messe des rogations, dont l’introït répond à l’antienne initiale : Exaudivit de templo sancto suo vocem meam : et clamor meus in conspectu ejus introivit in aures ejus[2].

Une survivance païenne ?

Si, jusqu’au milieu des années 1960, ces processions ont profondément marqué la vie religieuse des paroisses rurales, elles ne sont aujourd’hui guère pratiquées. Les causes de la désaffection sont, certes, multiples. Au premier rang d’entre elles se trouvent évidemment l’exode rural et la baisse de la pratique religieuse. Mais il faut reconnaître que le clergé lui-même est en partie responsable de la disparition de ces dévotions populaires. En effet, il n’a pas manqué de voix cléricales pour dénoncer la permanence, dans ces pratiques, d’une religiosité païenne, nécessairement incompatible avec la révélation chrétienne. On s’est ainsi scandalisé de l’apparente logique du do ut des[3] : « Pour quelques âmes portées à la prière, combien ne songent qu’à obtenir des bienfaits ! »[4] On a également dénoncé une conception archaïque du sacré, empreinte de peur et de mystère. On a finalement affirmé que le christianisme, « religion de la sortie de la religion », avait à juste titre « désenchanté le monde » et devait définitivement se débarrasser d’une piété populaire plus probablement païenne qu’authentiquement chrétienne[5].

À rebours de ces critiques et pour encourager ces pratiques, nous voudrions exposer brièvement comment les processions des litanies majeures et mineures, d’une part, prennent place dans l’édifice liturgique de l’Église et, d’autre part, répondent à la nature tout à la fois religieuse et incarnée de l’homme.

Liturgie de pénitence et de supplication

La liturgie, qui est le culte public que l’Église, Corps mystique du Christ, rend à Dieu comporte une variété de cérémonies : le Saint-Sacrifice de la messe, qui en constitue le sommet, les sacrements, l’office divin, les sacramentaux, les processions, etc. Toutes ces actes de culte poursuivent les mêmes fins, qui sont au nombre de quatre : adoration, action de grâce, propitiation et impétration. Il s’agit de reconnaître et d’honorer l’excellence divine, de remercier Dieu pour ses bienfaits, d’obtenir le pardon de nos péchés et de lui demander les biens spirituels et temporels dont nous avons besoin.

Les processions des litanies majeures et mineures s’inscrivent dans cette perspective. Leurs accents caractéristiques sont la pénitence et la supplication, qui correspondent aux deux dernières fins de la liturgie. Les ministres sacrés revêtent les ornements violets, les litanies implorent la clémence divine – Kyrie eleison… miserere nobis… parce nobis Domine[6] –, on ne chante pas le Gloria à la messe : autant d’indices du caractère pénitentiel de ces cérémonies. Quant au caractère supplicatoire, il est indiqué par le nom même des Rogations – du verbe latin rogare qui signifie « demander » – et par les demandes répétées au cours des litanies : ora pro nobis… libera nos Domine… te rogamus audi nos[7]. Pour autant, l’adoration et l’action de grâces ne sont pas exclues. En effet, comme l’explique saint Thomas d’Aquin, la prière de demande « nous fait reconnaître en [Dieu] l’auteur de nos biens »[8]. Par là-même, elle témoigne de son souverain domaine sur toutes choses, rend hommage à sa providence et, en quelque manière, anticipe l’action de grâces pour les bienfaits qui seront reçus. Ceci est vrai, non seulement des biens spirituels, mais également des biens temporels, que saint Augustin nous fait même un devoir de demander :

Il est très normal de vouloir les moyens suffisants de vivre, quand on veut cela et rien de plus. On ne les recherche pas pour eux-mêmes mais pour le salut du corps, pour se comporter convenablement suivant son rang et ne pas gêner ceux avec qui l’on doit vivre. Lorsqu’on les a, il faut prier pour les conserver, et lorsqu’on ne les a pas, il faut prier pour les avoir. »[9]

Une religion incarnée

Bien loin de se réduire à un hypothétique marchandage avec le Ciel, la prière de demande est donc porteuse d’une forte dimension religieuse, en tant qu’elle exprime la révérence envers Dieu[10]. Les prières publiques en vue de l’obtention de biens temporels, telles les processions des litanies majeures et des Rogations, permettent d’« incarner » cette dimension religieuse, conformément à la nature tout à la fois spirituelle et corporelle de l’homme. Il s’agit en effet de sanctifier le temps, l’espace et l’activité humaine, de les rendre sacrés. Lorsque l’on bénit un troupeau, que l’on parcourt les champs en chantant des litanies ou que l’on invoque la protection divine sur les moissons à venir, les biens demandés à Dieu lui sont en même temps consacrés. Avec eux, c’est toute l’activité humaine qui lui est consacrée et qui, par le fait même, reçoit sa plus profonde signification. Par contraste, l’effacement de ces rites va de pair avec la perte de signification de l’activité humaine :

Le travail agricole dans une société désacralisée […] est devenu un acte profane, justifié uniquement par le profit économique. On laboure la terre pour l’exploiter, on poursuit la nourriture et le gain. Vidé de symbolisme religieux, le travail agricole devient à la fois “opaque” et exténuant : il ne révèle aucune signification, ne ménage aucune “ouverture” vers l’universel, vers le monde de l’esprit.[11]

L’existence de rites similaires dans les religions païennes, loin de jeter la suspicion sur les processions des litanies majeures et des Rogations, indique que le christianisme a su assumer sans complexes ce qui, dans le paganisme, répondait aux aspirations profondes de l’homo religiosus[12]. »

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Références

↑1 « Levez-vous, Seigneur, venez à notre secours et délivrez-nous pour l’honneur de notre nom. »
↑2 « De son temple saint, le Seigneur a entendu ma voix et le cri que j’ai lancé vers Lui est parvenu jusqu’à ses oreilles. »
↑3 « Je donne pour que tu donnes. »
↑4 Gabriel Le Bras, L’Église et le Village, Flammarion, 1965, p. 265
↑5 Cf. Jean-Noël Bezançon, La messe de tout le monde. Sans secret, ni sacré, ni ségrégation, Cerf, 2010, p. 57-81
↑6 « Seigneur, ayez pitié… ayez pitié de nous… épargnez-nous, Seigneur. »
↑7, ↑8 « Priez pour nous… délivrez-nous, Seigneur… nous vous le demandons, écoutez-nous. »
↑9 Ad probam, cité par S. Thomas, Somme théologique, IIa-IIae, qu. 82, art. 6
↑10 Cf. S. THOMAS, Somme théologique, IIa-IIae, qu. 82, art. 3
↑11 Mircea ELIADE, Le Sacré et le Profane, Gallimard, 1965, p. 83
↑12 Pour approfondir ce sujet, on pourra consulter : Patrick BUISSON, La fin d’un monde, Albin Michel, 202


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jeudi 4 avril 2024

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