Dieu et la question du mal : deux analyses
De Bernard Mitjavile (source Le salon beige) :
« La réalité du mal sous toutes ses formes a été un problème central depuis les premiers siècles du christianisme, objet d’étude de ce que l’on appelle la théodicée, terme utilisé par Leibniz. A la question comment un Dieu tout puissant et omniscient peut-il accepter le mal on a apporté diverses réponses plus ou moins satisfaisantes de St Augustin jusqu’à aujourd’hui en passant par Leibniz. Mais peut-être que le problème a simplement été souvent mal posée en partant d’affirmations sur Dieu, comme son omniscience et sa toute puissance qui ne sont pas vraiment fondées sur les textes bibliques.
Le Credo des catholiques et de nombreuses autres dénominations chrétiennes affirme dès le début que le Dieu créateur de l’univers est « tout puissant » et on enseigne au catéchisme qu’il est omniscient, omnipotent et omniprésent ce qui amène assez tôt les enfants à poser des questions quelque peu embarrassantes sur le mal à leur professeur de catéchisme, du genre comment un Dieu qui sait tout et peut tout a pu laisser le mal se développer. Ce dernier, pour clore les débats, a parfois une réponse assez simple, il s’agit d’un « mystère » dépassant leur compréhension, mystère qu’il s’agit d’approfondir lors de leur croissance dans la foi. Cette réponse laisse en général un sentiment de frustration et d’insatisfaction chez les jeunes élèves.
La question du mal loin de se simplifier, est devenue plus compliquée au fil des siècles quand des théologiens de premier plan comme St Thomas d’Aquin se sont efforcé de réaliser une synthèse entre la philosophie grecque, en particulier Aristote, et la théologie chrétienne et ainsi construire un merveilleux édifice intellectuel qui avait néanmoins certains points faibles.
Pour Aristote, Dieu était la cause première, le premier moteur par qui tout était mu et qui ne pouvait être mu ou affecté par sa création.
Quand à Platon, son idée du bien absolu se situe complètement au-delà des vicissitudes de ce monde qui selon le mythe de la caverne, n’est qu’un monde d’apparence dans lequel les idées pures ne sont qu’imparfaitement reflétées.
Ces approches philosophiques nourriront l’idée de « l’impassibilité » de Dieu montrant selon Thomas d’Aquin la négation de toute dépendance ontologique de Dieu à notre égard, concept qui a été utilisé pour développer des conceptions compliquées comme l’idée que Jésus souffrait à la crucifixion dans sa chair mais pas dans sa divinité.
Mais ainsi on s’éloigne du Dieu biblique que Jésus dépeint clairement comme un père aimant qui cherche ses enfants perdus (l’enfant prodigue, le bon pasteur) et qui souffre de leur éloignement et non un premier moteur impassible.
Il faudra attendre le 20e siècle pour que des théologiens remettent en question ces idées.
Le plus complet d’entre eux, Jürgen Moltmann, protestant, professeur pendant plus de 40 ans à l’université de Tübingen, auteur de la théologie de l’espoir, explique clairement dans son livre « le Dieu crucifié » que dire que Dieu ne souffre pas signifie qu’il n’aime pas. Si Dieu n’est pas « leidensfähig » (capable de souffrance), explique t-il dans un langage simple, il n’est pas « liebensfähig » (capable d’amour) car l’amour s’accompagne du risque de la souffrance s’il est rejeté.
En aimant l’homme, nous dit Moltmann, Dieu a pris le risque d’être rejeté par l’homme et donc de souffrir et c’est ce qui s’est passé dès l’origine avec l’histoire de la chute. D’une certaine façon, Dieu a limité sa toute puissance par la création de l’homme en tant partenaire libre et co-créateur.
Moltmann critique les théologiens du Moyen Age qui en voulant faire de brillants systèmes théologiques se sont selon lui éloignés du Dieu de la Bible.
Par ses conceptions, Moltmann, un ancien soldat de la Wehrmacht qui s’est intéressé au christianisme et à la théologie parce qu’il avait du temps à perdre dans un camp de prisonniers de guerre en Angleterre, fait un retour aux sources, revenant à un Dieu riche en émotions, souffrance, colère, joie, tristesse et s’éloignant d’une conception de Dieu qui doit plus à Platon et Aristote qu’aux prophètes et à Jésus.
Ses vues sont partagées du côté catholique par le théologien et prêtre suisse, Maurice Zundel ou le moine allemand Anselme Grün.
En France le philosophe catholique Jacques Maritain avait déjà écrit que Dieu souffre plus que l’homme car étant plus sensible à la déchéance de l’homme par rapport à son idéal pour lui, il souffre avec lui et plus que lui. « Si les gens savaient que Dieu souffre avec nous et bien plus que nous, alors beaucoup de choses changeraient sur terre » écrit-il dans un texte sur l’innocence de Dieu après la deuxième guerre mondiale.
Dans les milieux chrétiens, en particulier charismatiques s’est répandue la compréhension d’un Dieu vulnérable en se basant entre autres sur la recommandation utilisée par Paul dans la lettre aux Ephésiens de « Ne pas attrister le Saint Esprit.. » (Eph. 4.30).
Mais cette compréhension trouve toujours une certaine opposition chez des théologiens ou membres du clergé, ainsi Hans Küng, le théologien catholique suisse, n’était pas sensible aux arguments de Moltmann en faveur d’un Dieu souffrant.
Plus traditionnellement, cette vue semble chez certains contredire l’idée de la toute puissance de Dieu et on réserve souvent chez les catholiques cette souffrance compassionnelle à Marie ou aux saints.
Pourtant, cette compréhension permet de répondre correctement aux questions des enfants du catéchisme car comme l’a montré Moltmann, elle permet de résoudre le dilemme de la Théodicée, « comment un Dieu tout puissant et tout amour peut-il accepter le mal et la souffrance de l’homme ? » par cette réponse profonde, « Dieu n’a pas voulu ni prévu le mal mais a seulement prévu sa possibilité comme l’indique l’avertissement à Adam et Eve cité dans la Genèse « si vous en mangez, vous mourrez ». Il est avec les hommes et souffre avec eux tout au long de l’histoire et ne les regarde pas à distance comme des objets d’expérimentation. »
Moltmann reprend une expression du pasteur Dietrich Boenhoffer exécuté par ordre personnel d’Hitler en 1945, « Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde » (extrait de « Résistance et Soumission »). Il explique que Dieu « mitleidet », « souffre avec » l’homme sur terre.
Ainsi face à ceux qui argumentent que l’on ne peut croire en un Dieu aimant et tout puissant après la Shoah, sa réponse est que Dieu était avec les prisonniers des camps jusque dans les chambres à gaz, souffrait avec eux. Il retrouve dans cette approche les intuitions d’Etty Hillsum, la jeune juive hollandaise qui a découvert la présence et la beauté de Dieu dans le monde concentrationnaire.
Bien sûr, il faut choisir, on ne peut avoir à la fois un Dieu omnipotent, omniscient, connaissant tout du passé et du futur et en même temps tout amour.
Soit on a un Dieu tout puissant et pas tout amour ou un Dieu aimant et à cause de cela vulnérable et donc pas tout puissant, un Dieu qui a limité son pouvoir face à la liberté humaine et qui ne sait comment l’homme va réagir à son appel.
On peut se demander si ces dogmes sur l’omnipotence et l’omniscience correspondent vraiment au Dieu révélé dans la Bible.
Ainsi le Dieu de la Bible, lors de la création, « vit tout ce qu’il avait fait et voici : cela était très bon » (Genèse 1 :31). Si dès la création, il avait envisagé tous les malheurs à venir de l’humanité et eu la certitude de la venue de ces malheurs, il aurait peut-être hésité avant de qualifier cela de très bon.
Les Ecritures montrent un homme qui est souvent imprédictible pour Dieu, le déçoit. Dans le 1er livre de Samuel (1 Samuel 15-11), le prophète Samuel se mettant à la place de Dieu nous dit « je regrette d’avoir fait Saul roi », à la suite de la désobéissance du premier roi des juifs.
De même Dieu, par la bouche de Moïse avant sa mort, dit au peuple élu que s’il (le peuple juif) fait le bien, il sera béni, s’il ne le fait pas, il rencontrera toutes sortes de malheurs. Comment dire plus clairement que tout n’est pas joué à l’avance, que tout n’est pas connu ou écrit à l’avance.
Par la bouche des prophètes, Isaïe et Osée en particulier, Dieu se compare à un amant délaissé par une femme infidèle, cela non plus ne correspond pas vraiment à une certaine idée de la toute puissance de Dieu.
Certains diront qu’il s’agit d’anthropomorphismes, d’une vision humaine de Dieu mais sur quoi se basent-ils pour critiquer ces textes ?
En effet, quelle est la source la plus fiable : des spéculations de théologiens cherchant à faire une brillante synthèse entre la foi des premiers chrétiens et les grands philosophes grecs ou les textes bibliques dans toute leur fraîcheur ?
Finalement, peut-être qu’une bonne théologie est une théologie qui répond simplement aux questions des enfants. »
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Extrait :
« La pandémie de Covid-19 (coronavirus) pousse à s’interroger : comment Dieu peut-il permettre de telles calamités ? La présence du mal, en effet, est l’un des arguments le plus souvent avancés pour refuser l’existence de Dieu. Aucune réponse n’est totalement satisfaisante si l’on n’admet pas une part de mystère.
L’animal humain, courageux et loyal entre tous, éprouve quelquefois des difficultés à assumer ses responsabilités. Aussi n’a-t-il pas craint d’attribuer le mal au Destin ou à quelque autre puissance surnaturelle. Jupiter lançait la foudre, Poséidon faisait trembler la Terre, Mars déclenchait les conflits armés, Apollon envoyait la peste, l’Éternel endurcissait le cœur de Pharaon, ou frappait à mort les nouveau-nés… En vain Platon proclamait-il dans sa République que « Dieu n’est pas en cause, n’est pas responsable », il fallait une explication, et le Ciel – coupable idéal – était forcément derrière ces événements fâcheux. Ce réflexe n’est d’ailleurs pas totalement infondé : quand on médite sur les déchaînements de la nature ou de la folie, on peut se dire que tant de haine ou de destruction font entrer en jeu des forces plus qu’humaines.
Avec le temps, les hommes ont voulu exonérer Dieu de toute cruauté. Peut-être ont-ils réalisé qu’ils avaient jusque-là projeté sur Dieu leur propre désir de vengeance ou d’éradication de l’ennemi. Dieu a fini par devenir « le bon Dieu », dernier refuge de toute bonté. Mais alors si Dieu est bon, d’où vient le mal ? Ce qui est sûr, c’est qu’il paraît choquant de dire : Dieu pourrait intervenir, mais il ne le fait pas. Il semble plus approprié de plaider l’impuissance de Dieu. C’est une réponse qu’on entend souvent : Dieu ne peut rien face au mal. C’est une réponse humaine, dotée d’une forte valeur compassionnelle. Mais justement : n’est-elle pas trop humaine ?
LE SCÉNARIO DE L’IMPUISSANCE DIVINE
Dieu fragile, impuissant, désormais incapable d’assurer l’entretien et la réparation de sa création ? L’idée a pu séduire. Après avoir rendu Dieu responsable des pires maux, on a entrepris de l’exonérer de toute responsabilité en la matière. Dieu aurait pris sa retraite : voilà qui pourrait expliquer bien des choses. Par exemple, que la création soit abandonnée à elle-même, que les catastrophes ravagent la planète, que les méchants ne soient plus comme jadis frappés par le châtiment divin, et que des millions d’innocents subissent un sort épouvantable sans que le Ciel intervienne. Dans Le Concept de Dieu après Auschwitz (1984), Hans Jonas affirmait que « Dieu n’est pas intervenu, non pas parce qu’il ne voulait pas, mais parce qu’il ne pouvait pas ». Il ne s’agit pas d’un renoncement temporaire à exercer sa toute-puissance, mais d’un abandon irréversible de prérogative. Cette renonciation est, selon Jonas, le prix à payer pour octroyer la liberté à l’homme : « Dans le simple fait de permettre à la liberté humaine d’exister, il y a un renoncement à la puissance divine. » Bref, il s’agirait d’un départ en retraite inéluctable, rationnellement nécessaire : « Pour que le monde soit, Dieu a dû renoncer à son propre être ; il s’est dévêtu de sa divinité. »
UN PIÈTRE ALIBI
Le départ en retraite anticipée de Dieu, volontaire ou non, voilà qui expliquerait bien des choses. Et pourtant… Première difficulté : supposons que l’univers et l’homme n’existent pas par eux-mêmes. Dieu crée l’univers et l’homme. Puis il se retire. L’univers et l’homme peuvent-ils se mettre à exister par eux-mêmes ? Peuvent-ils cesser de devoir l’existence au créateur ? Question métaphysique : une réalité qui, à l’instant de sa création, n’existait pas par elle-même, peut-elle acquérir une totale indépendance existentielle ? « La créature sans le créateur s’évanouit », rappelle le dernier concile.
Deuxième difficulté, plus considérable. Même si Dieu était contraint de se retirer pour laisser la place à la liberté et au monde, il n’en resterait pas moins que c’est Lui qui a enclenché le processus. Et alors, ou bien Il savait qu’en créant un monde d’hommes libres, Il faisait courir le monde à sa perte. Il était donc responsable des conséquences. Ou bien Il a manqué de visibilité, et alors c’est un apprenti-sorcier qui fait de nous des cobayes d’une expérience qui tourne au jeu de massacre. L’idée d’un Dieu qui prend sa retraite n’est donc pas une si bonne idée. En tout cas, c’est un mauvais alibi.
UN MONDE SANS MAL ?
L’énigme reste entière. Si l’alibi de l’impuissance de Dieu n’est pas recevable, pourquoi Dieu ne supprime-t-il pas d’un coup de baguette magique maladies, violences, cruauté, guerres, catastrophes ? C’est peut-être un préjugé humain. Si nous avions le pouvoir d’éradiquer toute forme de mal ou de malheur, nous ferions disparaître toute douleur physique… Problème : ma main, posée sur une plaque de cuisson incandescente, pourrait être brûlée sans que je m’en rende compte. Ah non ! car nous supprimerions également toute destruction des tissus organiques et toute maladie. Très bien : on me pousse dans l’escalier ? Même pas mal ! On me tire dessus : je suis indemne ! Pas mal, en effet, mais que reste-t-il de la valeur de nos vies ? Où sera la joie de soigner et de guérir, quel sera le bonheur de jouir de la santé ? Si, dès cette vie, je suis physiquement et psychologiquement invulnérable, plus rien ne peut m’atteindre. Songeons même à l’inconvénient d’une existence terrestre immortelle. Un rendez-vous manqué, une dispute, une crise ? Aucune importance : nous avons tout le temps de faire connaissance ou de nous raccommoder. [ ]
L’ULTIME MYSTÈRE
Il reste, à l’évidence, un mystère : celui du mal naturel. Dieu a non seulement donné l’existence au monde, mais il maintient ce monde en vie. Il le conserve en garantissant le fonctionnement de ses lois. Dès lors, Dieu n’est-il pas en définitive le seul et unique responsable de tous les événements qui surviennent ? En principe, tout est sous son contrôle : depuis la moindre bactérie jusqu’au plus terrible séisme. Certes, la présence de certains maux dans la création est salutaire : il s’agit des maux prophylactiques, qui nous préviennent d’un danger (comme la sensation de brûlure citée plus haut nous avertit de la combustion possible). Mais pour une douleur qui joue le rôle de signal, combien de souffrances interminables, d’épreuves insensées, de calvaires indéfiniment prolongés…
Alors pourquoi Dieu ne modifie-t-il pas les principes de la physique du globe pour éviter les tsunamis ou les lois de la biologie pour enrayer les pandémies ? Qui oserait affirmer que les catastrophes naturelles constituent des avertissements salutaires pour les habitants de notre planète ? Par exemple que la Grande Peste ou le VIH sont des incitations pédagogiques à l’hygiène alimentaire ou sexuelle ? C’est pourquoi certains théologiens estiment que la création tout entière est le lieu d’un combat entre Dieu et des anges déchus (des démons). Le livre de la Sagesse dit dans ce sens : « Dieu n’a pas fait la mort, c’est par la jalousie du démon que la mort est entrée dans le monde. » L’idée serait que la liberté de ces anges désobéissants a été jugée préférable à un contrôle totalitaire de la création, et que certaines catastrophes inacceptables résultent d’un désordre semé dans la création par un esprit jaloux ! De même que le mal commis par les humains est la rançon amère de la liberté qui leur est octroyée, les catastrophes naturelles pourront être les symptômes d’une révolte dans la création. Cette proposition théologique ne supprime pas notre responsabilité (la complicité avec les forces du mal). Au moins nous encourage-t-elle à chercher le secours ailleurs que dans nos seules ressources humaines. L’orgueil humain face au mal consiste principalement dans la prétention de l’éradiquer par nos seuls moyens. »
Paul Clavier
Paul Clavier, responsable du département de Philosophie de l’Université de Lorraine (paul.clavier@univ-lorraine.fr), a notamment publié Dieu sans barbe (La Table Ronde, 2002), L’énigme du mal (Desclée de Brouwer, 2010) et 100 questions sur Dieu (La Boétie, 2013).
LA NEF n°300 Février 2018, mis en ligne le 27 mars 2020
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