« Marseille, deuxième ville de France, premier territoire perdu de la République »
« Le Président Macron s’est rendu au chevet des habitants de la ville, gangrénée par la pauvreté, la violence et la drogue, en leur promettant des millions d’euros pour pallier la misère… Mais, après des décennies de je-m’en-foutisme, de communautarisme et d’abandon de la part des politiques au pouvoir, est-il possible de récupérer Marseille, s’interroge notre chroniqueur Edouard Roux.
Il fait bon ce mercredi 19 Août, vers 22 heures à Marseille. Le climat en PACA est toujours un don du ciel. Les touristes laissent la Méditerranée tranquille, les gens boivent des coups sur le vieux port, les autres sont couchés, les pots d’échappement de scooter en berceuse. Jusqu’à ce que dans la cité des Marronniers (14e arrondissement), un deux roues ne déboule et tire à la kalachnikov sur deux adolescents de 14 ans, apparemment guetteurs. Le premier — sans antécédents judiciaires — décède quelques heures plus tard, le second — suivi par un juge des enfants — s’en sort. Dans ce fait divers sordide, mais devenu ô combien habituel dans cette ville, deux autres victimes : une jeune fille de 17 ans, tuée sur le coup et un gosse de huit ans qui se trouvait sur les lieux et s’en tire avec une blessure à la tête. Depuis le début de l’année, le département recense onze homicides liés à des règlements de compte ; et pas un embryon de solution. Mais comment trouver des solutions à des problèmes sans issues ? Quand ils sont à ce point ancrés dans les cités et font partie du quotidien de la population ?
Des décennies durant, Marseille n’a eu de cesse de mêler politique et voyoucratie
Car Marseille, capitale européenne de la culture en 2013, n’a eu de cesse d’avoir, des décennies durant, une image de « ville-danger », de mêler politique et voyoucratie. Et à chaque décennie son organisation, ses films leur rendant hommage, ses particularités. Les années 1950 ont été régies par les frères Guérini, résistants d’abord, proxénètes ensuite, proches du maire SFIO Gaston Deferre et de Robert Blémant, commissaire à la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) — lequel finira assassiné par les Guérini. Le pacte était des plus simples : Deferre et Blémant fermaient les yeux sur le business des voyous en échange d’une surveillance de la ville. Les voyous se faisaient la guerre entre eux, suivaient un « code d’honneur », protégeaient les rues et ne s’en prenaient que rarement à la population locale — sauf retards de paiements, évidemment ! Puis, un beau jour de Juin ’67, Antoine Guérini est assassiné dans une station essence et c’est Gaëtan Zampa — « Tany Zampa » pour les intimes — qui prend les commandes de la ville. Jusqu’à son suicide en 1984, en plein pendant les années Mitterrand (et qui coïncide avec la montée du chômage de masse, de la pauvreté, de l’immigration dans les quartiers, l’avènement de SOS Racisme et la revendication d’une nouvelle identité propre à chacun et tout et tout). Or, si la mort d’un voyou est banale, normale, celle de Zampa aura eu pour effet de faire plonger Marseille dans ce qu’il y a de plus violent, de plus immonde : des bandes de jeunes — souvent issus de l’immigration — dispersés dans plusieurs quartiers et qui ont réussi à se procurer des armes, à développer des trafics chacun de leurs côtés. Et gare à celui qui les en dissuadait !
Cette transition est facilement observable dans ce que l’on peut appeler vulgairement la “culture marseillaise”. Les films des années 1970 et 1980 — avec Bébel par exemple — montraient des voyous presque sympathiques, plutôt éduqués et qui s’étaient battus pour la France en ’40, avec un certain respect pour les flics — au moins de la politesse, c’est déjà ça —, et qui s’en prenaient aux leurs, c’est-à-dire aux autres voyous. Ceux d’aujourd’hui — Taxi, Banlieue 13, Chouf, Shéhérazade, Bac Nord —, montrent un rejet total des institutions par ces nouvelles racailles, une impuissance des forces de l’ordre, un mépris de la France, bref, un bordel généralisé, communautaire, ultra-violent. Personne n’est épargné. Ni les jeunes ni les vieux, ni les flics, ni les commerçants. Sans parler du rap, avec des groupes comme la Fonky Family ou IAM dans les années 1990 et les SCH et autres Jul aujourd’hui, qui dépeignent une misère sans précédent dans leurs textes, décrivent en détail le commerce du deal, réinventent une novlangue propre aux quartiers et louent les pires parrains (Escobar, Toto Riina, Scarface) entre deux insultes.
La classe politique a laissé Marseille, seule, en pleine mer, et la regardent maintenant se noyer de loin
Car à Marseille, la violence est institutionnalisée, systémique. Et face à tout cela, aucun plan Macron, aucune visite de Gérald Darmanin, aucun million d’euros ne pourront changer quelque chose à ce qu’est devenue — en l’espace de quarante ans — cette ville. Le problème est trop profond, trop ancré dans les cités. Les mentalités ont changé, la violence n’a plus d’âge et se fout des conséquences. Les quartiers sont devenus des repères à dealers, les gamins sont formés dès le plus jeune âge au commerce de la drogue et des armes, une économie parallèle fleurit sous nos yeux, sans honte ni remords. Sans parler du fait que les cités sont nichées en plein centre-ville, gangrénant tout sur leur passage, ni des hommes et femmes politiques qui n’ont pas voulu voir l’évidence et qui ont tout fait pour déporter le problème : éviter de parler du communautarisme pour une réélection, refuser et être terrifié à l’idée de prendre de vraies mesures coercitives pour ne jamais passer pour un autoritaire ; à l’évidence, les politiques ont lâchement abandonné cette ville et ses habitants, ils ont laissé Marseille, seule, en pleine mer, et la regardent maintenant, de loin, tranquillement, se noyer.
Après la guerre de Yougoslavie — et on l’a vu aussi avec les Khmers rouges au Cambodge —, l’ancien maire de Belgrade Bogdan Bogdanovic avait utilisé le mot d’ « urbicide » définit par Bénédicte Tratjnek comme les « violences qui visent la destruction d’une ville non en tant qu’objectif stratégique, mais en tant qu’objectif identitaire » ; faire d’un territoire une zone de non-mixité. Force est de constater que Marseille vit cela depuis des années avec des quartiers communautarisés jusqu’à la moelle, lesquels ont une identité propre et des codes sociaux et religieux pareil, toujours en dehors des lois françaises. La France n’existe pas dans ces cités. Du moins, elle n’existe plus. Comment faire régner l’ordre de l’État du coup ? Comment faire respecter les institutions ? Puisqu’ils ont les leurs, leur propre hiérarchie. Autrefois, les habitants des quartiers n’étaient pas mêlés aux trafics, les voyous ne leur demandaient pas de participer à leurs méfaits. Maintenant, à coups de quelques centaines d’euros par mois — et c’est normal, les temps sont rudes —, des mères de famille ou « nourrices » acceptent de cacher de la drogue ou des armes chez elles et leurs plus jeunes enfants guettent en bas des bâtiments l’arrivée des policiers pendant que leurs ainés montent en grade dans la hiérarchie. C’est un système global qui est mis en place. Comment le démanteler quand il est à ce point ficelé et rodé… ?
Certains pensent que la « raison d’État » devrait prendre le relais, qu’il faille un ordre supérieur pour endiguer cette misère, le fameux « à problèmes exceptionnels, méthodes exceptionnelles ». Mais comment faire quand, depuis quarante ans, la raison et l’État sont devenus des mots creux, pire, un aveu de faiblesse… »
Par Edouard Roux
Publié le 2 septembre 2021
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