Le jour de l’Armistice 1918 vu par un officier sur le front

vendredi 9 novembre 2018
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Le jour de l’Armistice 1918 vu par un officier sur le front
Maurice-Alphonse BARREY (11 août 1894-24 octobre 1958)
Instituteur lors de l’appel sous les Drapeaux le 22 août 1914, démobilisé le 10 septembre 1920

Aspirant, Grenadier, puis sous-lieutenant au 172e RI, lieutenant, lieutenant puis capitaine de réserve, Croix de guerre avec palmes et étoiles, Chevalier de la Légion d’honneur

« Après deux mois de convalescence consécutifs à ma blessure, je suis revenu, sur ma demande expresse, au front depuis huit jours. Le train m’a amené bien loin au-delà des anciennes lignes boches. C’est la poursuite des armées allemandes. Et ça sentait déjà bon la Victoire quand j’ai débarqué à PIGNICOURT.

Au saut du train, j’avais trouvé, sous un ciel gris, un immense cloaque : une boue jaunâtre, épaisse de 10 centimètres, dans laquelle il était pour ainsi dire impossible de marcher.
Pourtant, j’ai pataugé là-dedans une bonne demi-heure, jusqu’à ce qu’un camion de ravitaillement appartenant à ma division d’affectation (la 167) vienne dans ces parages.
Enfin j’ai pu rallier mon régiment et je me suis présenté au Colonel. J’ai vu mon Commandant, ou plutôt le Capitaine adjoint qui commande provisoirement le Bataillon ; j’ai vu mon capitaine, mes camarades, mes hommes, bref, le contact a été pris.
Je me suis installé dans un petit gourbi à proximité d’un vaste abri en sape où se trouve logée ma Section. Le régiment est au repos dans les parages depuis une dizaine de jours, après avoir poussé le Boche l’épée dans les reins pendant trois semaines.
Mon bataillon surtout a beaucoup souffert. Et le Commandant m’a dit : « vous arrivez après un coup dur. Mais ce n’est pas fini. Pourtant, c’est intéressant maintenant » ; -« Oui, dis-je, le Boche f… le camp ». – « oui, mais ce n’est quand même pas rose. Le Boche laisse derrière lui des nids de mitrailleuses bien placées qui nous déciment. Et l’ennemi est brave ; ils se font tuer jusqu’au dernier, attachés à leurs pièces. Aussi, maintenant, chaque fois qu’on est arrêté par un de ces nids, je le repère et fais donner l’artillerie dessus. Après, seulement, on peut y aller…Et encore….on y laisse des plumes ».
Ces plumes, je les imagine par souvenir : des capotes bleues étendues, dans toutes les positions, visages blafards de la Mort, des mains crispées sur le fusil, baïonnette au canon…Des blessés qui râlent ; la nuit qui tombe sur ces pauvres diables…J’y suis ; m’y revoilà.
Mais maintenant, c’est la Victoire, la gloire de nos armées et de notre Pays ; cela rachète de tous les sacrifices…..
Il y a quelques jours, le régiment passant, au cours d’une marche, près d’un petit bois, le Colonel a fait arrêter sa troupe, fait mettre baïonnette au canon pour défiler. C’est que ce petit bois est bien connu de tous : le régiment avait laissé là deux cents morts quinze jours plus tôt….
Emouvant au possible, ce défilé en pleine nature, sans spectateurs…L’ombre des morts planait ; les visages étaient graves, des larmes coulaient.
La musique s’était arrêtée pour laisser défiler le régiment ; la marche, bien connue de tous, gonflait les cœurs d’émotion : cette marche du régiment…Le drapeau s’était planté à côté de la musique, avec sa garde….le drapeau, évocateur de toute l’histoire du régiment…et des héros tombés sous ses plis ; le drapeau, frissonnant sous le vent d’automne, parmi les ombres des morts et l’hommage des rescapés. Il faut avoir vécu ces minutes-là pour comprendre ce qu’est un drapeau, potentiel de suprême sacrifice, de gloire et d’émotion ; et ce que représente la marche du régiment pour ceux qui ont combattu dans ses rangs.

Notre régiment occupe donc, depuis une dizaine de jours, un ancien camp boche à proximité d’un village à demi-détruit et vide.

Ce matin du 11 novembre, un soleil brillant s’était levé à travers la brume déjà froide.

En m’apportant mon jus le matin, mon ordonnance me dit : « J’ai un bouteillon, mon lieutenant, un tuyau des cuisines. On parlerait d’un armistice, qui doit être signé aujourd’hui…. » ; -« sans blague…Tu y crois ?.... » ; - « Oh, non, mon lieutenant…c’est un bobard, sûrement… » ; - « c’est ce que je pense, moi aussi… ».
La veille, on entendait encore le bruit du canon, assez proche…

Il n’est donc pas question…Pourtant, je termine ma rapide toilette et je vais voir mon capitaine, qui me déclare : « Je ne sais rien, et je ne crois à rien ».

Puis, en flânant, je rencontre le Commandant. Salut ; poignée de mains. J’aborde la question : « Bien, oui ; il y a des bruits qui courent…Hier, un communiqué aurait été lancé, dit-on, qui annonçait que des parlementaires boches se seraient présentés devant nos lignes ; on discuterait avec eux pour un armistice…Sans doute des bobards… ». ; - « On ne peut pas signer un armistice alors qu’ils sont encore chez nous » ; - « Mais, bien sûr…D’ailleurs, rien d’officiel ». –« Que fait-on ce matin, mon Commandant.. ? – « exécution du plan de travail » ; - « Bien, mon Commandant ».
Je retourne à ma section, que je trouve en effervescence. …Mais je dis à mes poilus : « Je viens de voir le Commandant ; il n’y a rien de neuf…Des canards…

Rassemblement dans vingt minutes pour faire l’exercice quotidien… ». Mais, à la pause, les hommes sont plus bavards que d’habitude ; des groupes se forment….et les conversations vont bon train….

Vers 9 heures, un pli m’arrive du Capitaine : « Ramener les hommes au cantonnement »…J’exécute ; et nous voici à nouveau à nos emplacements habituels.
Je vais immédiatement aux tuyaux….Des renseignements viennent d’arriver…Les Boches ont effectivement envoyé leurs parlementaires qui se sont présentés à nos premières lignes, à Château-Porcien, pas loin de nous….Et l’armistice est conclu…Il doit être signé ce jour-même, à 11 heures. Et le feu doit cesser sur toute la ligne du front à cette même heure… ».

A 11 heures, dans une bonne heure…Mais c’est formidable…Pas possible…Hier, ça bardait encore là-haut….

Nous échangeons avec émotion nos impressions…Evidemment, l’événement marque une date….Mais, ce n’est qu’un armistice qu’ils proposent …pour ménager leur retraite et remettre ça dans un mois, quand ils se seront réorganisés….On ne devrait pas signer. C’est chez eux qu’il faut aller…Nous sommes des poires de leur donner du répit…C’est au contraire le moment de leur rentrer dedans….Tu y crois, toi, à la fin de la guerre ?...Penses tu, vieux, un petit repos avant de remettre ça…Tu les as vus se battre ?...Allons donc ?...Je te dis que nous sommes des c….

Le Commandant, qui passe pour un esprit fin, intervient : « Ce n’est qu’un armistice, bien sûr, et pas la paix…Mais, si les Boches l’ont demandé, on leur fera payer cher et notre Etat-Major prendra ses précautions, j’en suis sûr…Je crois quand même que ça peut être la fin de la Guerre….En tous cas, c’est la Victoire…Et FOCH comme PETAIN leur feront poser les pouces…Croyez-le bien… ».

Victoire….Bien sûr….Mais la fin de la guerre ?...Chacun, au fond de soi, ne peut y croire….

Les poilus commentent déjà l’événement…Ils ne croient pas non plus à la fin de la guerre…Ils sont assommés par la formidable nouvelle. Beaucoup continuent d’imaginer un piège tendu par les Boches. On devrait exiger des Boches leur capitulation en rase campagne..Mais nos chefs ne sont pas si c…Soyez tranquilles, les gars….

Et pourtant, je ne suis pas tellement rassuré, bien que le commandant e soit pas d’ordinaire très porté à l’optimisme ; et il a été assez net. Alors, je veux croire quand même à une belle victoire- avec des colonnes interminables de prisonniers, un matériel immense arraché à l’ennemi…C’est quand même beau…même s’il faut « remettre ça » après…Ce serait alors dans de meilleures conditions..Alors, confiance en nos chefs…Et puis, on va être tranquilles un petit moment…Ya du bon quand même….

Les nouvelles se précipitent…A 11 heures, signature de l’Armistice qui consacre la défaite des armées allemandes, qui abandonnent la lutte..Les Boches souscrivent à toutes les conditions posées par notre Haut-commandement…Cette fois, c’est clair….
A ce moment, c’est la joie et une émotion indescriptible…On s’embrasse…Il est près de 11 heures…….

Le soleil dissipant la brume s’est élevé dans le ciel, et brille plus qu’un soleil d’Austerlitz, puisqu’il couronne cent batailles…

Un copain découvre une sirène boche abandonnée près du P.C. du Colonel ; on l’amène près de la popote. A 11 heures précises, on actionne la sirène qui fait entendre des hurlements formidables, pour saluer la victoire…Des bravos crépitent .
Un quart de vin sera distribué aux hommes, qui n’ont pas attendu cette mesure officielle pour visiter copieusement les cantines…

Nous nous mettons à table dans une atmosphère d’émotion considérable. Dans le sombre gourbi de la popote, éclairé par les traditionnelles bougies, on pense à se palper les abattis pour être bien sûrs qu’on en est revenus…Et vivants…Et la guerre finie….C’est simplement incroyable…On a tellement cru qu’on y resterait, un jour ou l’autre, et que nous devions tous, fatalement, finir en macchabées sous la capote bleu horizon…. C’est invraisemblable, stupéfiant…Et nous voilà, en chair et en os, avec la perspective d’un retour glorieux aux foyers ; car nous serons les seuls glorieux ; et tous les salauds de l’arrière n’auront qu’à la boucler…

Il y a eu tant de copains restés en route, tant de pauvres types dont les os pourrissent dans le bled, au soleil ou sous quelques misérables pelletées de terre….
On est heureux et triste à la fois, car on pense aux Morts..Ainsi, tout va s’arrêter… : la Mort, comme la Gloire avec ses galons, ses citations, ses Croix, ses fourragères…Il n’y a plus qu’à établir un bilan….

Mais, dans ce bilan, ce sont nos abattis qui constituent l’AVOIR N°1, Eh, comment…..
On se met à table…On mange peu, l’estomac bloqué par l’émotion ; par contre, on boit beaucoup.

Au dessert, le Commandant fait apporter du champagne. Et ça, à la lueur des vacillantes bougies, c’est vraiment l’expression de la Victoire. Le vin pétillant emplit les coupes. Tous, nous sentons le besoin que quelqu’un traduise en paroles la minute d’intense émotion que nous vivons. Alors, le Commandant se lève, s’improvise orateur et son langage direct nous étreint l’âme ; il porte ainsi le toast : « Mes chers camarades, je bois et vous convie à boire à la gloire de nos armées, à la gloire du père Clémenceau, à la gloire du Maréchal FOCH, commandant des Armées alliées, à la gloire du Général PETAIN, commandant des Armées françaises, à la gloire de nos chefs qui nous ont conduit à la Victoire. Vive la France.. ». Tempête de bravos ; des larmes coulent ; on s’essuie les yeux. « Messieurs, dit le philosophe de la popote, nous vivons une minute historique, qui restera dans nos mémoires ».

Oui, vive la France…Et la France, c’est Nous, nous seuls, les poilus, les innombrables poilus anonymes, les souffre-douleurs, les P.C.D.F. La Victoire, c’est nous qui l’avons faite ; la Victoire, c’est Nous.

Nous nous sommes enivrés d’orgueil et de bonheur inexprimés. Et, en un éclair, la « Madelon » jaillit de nos poitrines…Au dehors, les poilus chantent aussi ; l’allégresse est générale.

Pourtant, il y a encore quelque hébètement et quelque hésitation dans l’enthousiasme… « On aurait dû aller chez eux » , disent certains. « Mais, on va y aller, mon vieux… ».

Le commandant demande aux Commandants de Compagnie de rassembler leurs hommes pour une causerie morale, dont le sens est le suivant :

« L’Armistice consacre provisoirement la Victoire, car le Boche ne pourra plus se relever. Nous irons chez Eux ; c’est un jour de gloire que celui-ci. Mais ce jour doit se dérouler sans excès. Il ne faut pas s’abandonner à un optimisme excessif. On peut encore avoir besoin de nous. Nous devons rester vigilants et notre bonne tenue est la meilleure garantie que nous pouvons donner à nos chefs, qui travaillent en ce moment pour nous. Au reste, il nous faut penser à nos Morts, qui n’ont pas le bonheur de se trouver avec nous en ce beau jour ».

Il fallait laisser planer un léger nuage pour éviter certaines beuveries ou certains laisser-aller excessifs, que les responsables d’une troupe craignent toujours.
Mais, c e soir-là, chacun de nous a fait des rêves bleus, bleu-horizon, avec du tricolore et des défilés prodigieux dedans… »

Extrait des Mémoires de Guerre de Maurice-Alphonse BARREY (11 août 1894-1958)
Instituteur lors de l’appel sous les Drapeaux le 22 août 1914, démobilisé le 10 septembre 1920

Aspirant, Grenadier, puis sous-lieutenant au 172e RI, lieutenant, lieutenant puis capitaine de réserve, Croix de guerre avec palmes et étoiles, Chevalier de la Légion d’honneur avec cette nomination :

« jeune officier brave et ardent. S’est distingué partout où il a combattu par son intrépidité. Deux blessures dont une grave. Plusieurs citations. » (JORF 18 mars 1921, p.3433).

Ouvrage à consulter

Fantassin et Grenadier dans la Grande Guerre
Mémoires de guerre 1914-1918
Ed. Le Corps à vivre
10 € plus frais de port (commandes possibles exclusivement sur ce site, auprès de l’un de ses petits-fils, Guy Barrey)