Le pape Benoît XV et sa tentative de paix en 1917

mercredi 28 novembre 2018
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Le pape Benoît XV et sa tentative de paix en 1917
Servir l’Eglise ou sa patrie ? Le dilemme du père Sertillanges



Quand le Père Antonin-Dalmace Sertillanges monte en chaire de l’église de la Madeleine à Paris, ce lundi 10 décembre 1917, il est une des figures connues de l’Eglise catholique en France. Professeur de philosophie à l’Institut catholique, prédicateur fameux, il est aussi un écrivain à succès. Il sait relire la vie et les questions de ses contemporains à la lumière de la foi, dans une langue simple et claire.

Prêtres collecteurs d’or

Les circonstances sont assez curieuses. Le père Sertillanges a été sollicité par l’archevêque de Paris, le cardinal Amette, pour manifester le concours des catholiques à l’effort de guerre. Il s’agit d’inviter les fidèles, et au-delà tous les citoyens de bonne volonté, à donner leur or. Le gouvernement vient de lancer un nouvel emprunt pour payer les canons, les obus, le fil de fer barbelée, les aéroplanes…

L’engagement sans réserve des catholiques et de leurs prêtres dans le combat va réconcilier l’Eglise et la nation après soixante-dix ans de méfiance réciproque.
Le Père Sertillanges remercie d’emblé le cardinal d’avoir fait des prêtres « des collecteurs d’or. L’or étant le signe et l’un des moyens principaux de la puissance française, il convenait de le mettre au service de la patrie. Toutes les paroisses sont devenues des guichets où le peuple apporte son or et retire un témoignage de civisme. »

Comme ces mots sonnent bizarres à nos oreilles, cent ans après ! Mais le contexte explique en partie cette phraséologie déroutante. La guerre totale mobilise toutes les ressources nationales, l’Eglise, les paroisses, le clergé y compris. Il s’agit d’un combat contre le mal, incarné par l’Allemagne, comme vient d’ailleurs de le déclarer le Président Wilson à Washington. En outre, l’Eglise joue une partie décisive : l’engagement sans réserve des catholiques et de leurs prêtres dans le combat va réconcilier l’Eglise et la nation après soixante-dix ans de méfiance réciproque.

Très saint Père, non ! Non !

Dans cette affaire, le Père Sertillanges est l’homme-lige de l’épiscopat français. Le cardinal Amette est présent à la Madeleine, il a donné son nihil obstat au texte du Dominicain. Mais si ce discours va rester dans les mémoires, c’est parce qu’il explique dans des termes sans équivoque la volonté française.

La France ne veut pas d’une paix bradée. Le père Sertillanges répond au nom de la France au plan de paix proposé par le pape Benoit XV à tous les belligérants le 1er août 1917. Il proposait une paix blanche et un désarmement des nations, pour mettre fin à la boucherie, sauver la monarchie catholique autrichienne et contrarier les rêves de revanche. La réponse des Alliés tarde à venir.

« Nous sommes des fils qui disent Non, non, comme le rebelle apparent de l’Evangile ».

L’envoyé en Suisse de la chancellerie pontificale, Mgr Marchetti, s’étonne le 5 septembre du silence du Quai d’Orsay : « Le pape est mortellement blessé par le refus de l’Entente (Royaume-Uni, France, Russie) de répondre à sa note ; que la France réponde quelque chose, n’importe quoi : toute lettre appelle réponse ! « [1. Nathalie Renoton-Beine, La colombe et les tranchées – les tentatives de paix de Benoit XV pendant la Grande Guerre, Cerf, 2004, p. 298.]

La réponse, c’est le Père Sertillanges qui la donne ce jour-là : « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant, retenir vos appels de paix. Nous sommes des fils qui disent Non, non, comme le rebelle apparent de l’Evangile. La France n’a pas confiance dans la bonne volonté de ses ennemis. Dès lors, nous ne pouvons croire à une paix de conciliation. Nous nous sentons dans la nécessité d’amener notre ennemi à connaître l’angoisse, seule leçon qu’il paraisse en état de goûter. Nous le vaincrons. Après nous demanderons trois choses : des réparations, des restitutions, des garanties ». C’est exactement le programme de Clémencau, l’homme fort que la France vient de se choisir pour parvenir à la victoire sans concession.

Machiavélisme politique : le gouvernement anticlérical français ne veut aucun contact officiel avec le pape. Pour lui répondre de manière détournée, il n’utilise pas la voie d’un diplomate officieux, mais le discours d’un Dominicain dans une église !

Le pape attendra cinq ans avant de sévir

Benoit XV est scandalisé. Le cardinal Gasparri, ministre des Affaires Etrangères du pape, réclame la démission du Père Sertillanges. Pour le protéger, l’Etat français le fait élire membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques et le nomme Chevalier de la légion d’honneur. L’Institut catholique met en garde la Curie romaine contre une sanction qui serait considérée comme un acte politique hostile.
Le pape attendra donc une Assemblée nationale plus favorable en France, ainsi que le rétablissement des relations diplomatiques. En 1922, il exigera la mise à la retraite du Dominicain, il lui interdira d’enseigner, l’exilera à Jérusalem puis en Hollande. Les Présidents de la République Poincaré et Millerand auront beau plaider pour l’ancien porte-parole de la France en guerre, rien n’y fera.

Servir la patrie ou obéir au pape ?

La question de fond que pose le discours de la Madeleine, c’est celle de l’autorité morale : dans un pays en guerre, en crise grave, un religieux, un chrétien doit-il préférer le service commandé par les autorités de la patrie plutôt que l’obéissance au pape qui, lui, envisage le bien commun supranational ?
C’est le critère de la charité qui permettrait de trancher devant un choix cornélien. Le Père Sertillanges doit obéissance au Siège apostolique. Mais l’amour de son pays lui semble plus important qu’une parole du pape qui, de plus, n’était pas en l’occurrence une norme, mais un appel.

C’est la charité envers son pays, l’amour de la nation qui justifie la dispense faite au Père Sertillanges par le cardinal Amette.

C’est donc bien un choix de la conscience en situation, dont on ne peut aucunement conclure que le Père Sertillanges était un rebelle définitivement, la transgression étant liée à une situation précise. C’est lorsqu’elle se développe dans le temps, coupée de sa situation d’origine, qu’elle devient une déviance. Saint Thomas d’Aquin, que le père Sertillanges enseignait, écrit : « celui qui, en cas de nécessité, agit indépendamment du texte de la loi, ne juge pas la loi elle-même, mais seulement un cas singulier où il semble qu’on ne doive pas tenir compte des termes de la loi. »(Ia IIæ, q. 96, a. 6, ad 1.)

Pour comprendre le choix du Père Sertillanges, on doit aussi ne pas oublier qu’il obéissait à l’Ordinaire du lieu. La légitimité de l’archevêque de Paris incluait donc le devoir patriotique. Dans le Traité du précepte et de la dispense de saint Bernard on lit au §5 : « Aussi, tant que les obligations favorisent la charité, elles sont stables et inviolables et les supérieurs eux-mêmes ne peuvent les changer sans pécher. […] Au contraire, deviennent-elles nuisibles à la charité, c’est à ceux qui doivent en juger, qu’il appartient d’y pourvoir : ne vous semble-t-il pas en effet de toute justice que ce qui a été établi pour la charité soit omis, interrompu ou changé en quelque chose de meilleur dès que la charité le réclame, et de tout injustice au contraire, de maintenir contre la charité ce qui n’a été établi qu’en sa faveur ? » C’est la charité envers son pays, l’amour de la nation qui justifie la dispense faite au Père Sertillanges par le cardinal Amette.

La guerre plutôt que la paix !

Cependant, si Sertillanges est dispensé de soutenir l’avis du pape, et s’il est même encouragé à exprimer une opinion contraire, il ne faut pas perdre de vue l’objet de l’invitation pressante faite aux belligérants. C’est un appel à la paix ! Le Père Sertillanges se range lui du côté de la guerre, d’une violence revendiquée. Il assume un monceau de morts dans la boue, la souffrance terrible imposée à des millions de personnes, le sacrifice d’une génération entière.

Le ressentiment vis-à-vis de la victoire prônée par le Père Sertillanges alimentera l’idéologie d’Adolph Hitler.

L’année 1918, qui voit la reprise de la guerre de mouvement, sera l’une des plus meurtrières du conflit. Le Dominicain défend le bien apparent de son pays contre le bien commun de toute l’humanité que vise Benoît XV. Et on peut même discuter de la réalité du bienfait pour la France. Des centaines de milliers de jeunes morts supplémentaires entre août 1917 et novembre 1918, un pays ruiné, qui sera rendu frileux au moment de s’opposer à la montée du nazisme.

Le pape envisageait la restitution de l’Alsace-Lorraine en échange des territoires conquis par l’armée allemande sur l’empire russe. Les deux autres revendications françaises qui justifient la guerre jusqu’au bout et qui sont exprimées dans le discours de la Madeleine étaient la réparation et les garanties, c’est-à-dire le remboursement des dégâts et la démilitarisation de l’Allemagne.
Ces deux points vont humilier durablement le pays vaincu, susciter une volonté de revanche et n’empêcheront pas la répétition du conflit vingt ans plus tard. Au contraire, le ressentiment vis-à-vis de la victoire prônée par le Père Sertillanges alimentera l’idéologie d’Adolph Hitler.

Au discours belliciste du Père Sertillanges on ne peut qu’opposer le témoignage des humbles combattants, terrorisés dans leurs tranchées. Gabriel Chevallier écrit dans son roman La peur : « La guerre a tué Dieu, aussi ! A vingt ans, nous étions sur les mornes champs de bataille de la guerre moderne, où l’on usine les cadavres en série, où l’on ne demande au combattant que d’être une unité du monde immense et obscur qui fait les corvées et reçoit les coups, une unité de cette multitude qu’on détruisait patiemment, bêtement, à raison d’une tonne d’acier par livre de jeune chair » .

Frère dominicain Philippe Verdin

Source :

revue sources cath ch