Cardinal Sarah : « La peur est la grande faiblesse de l’Église aujourd’hui »
par Arthur Herlin | 05 avril 2019
« Crise de la foi, crise de l’Église, déclin de l’Occident, le cardinal Robert Sarah, préfet de la congrégation pour le culte divin, se penche sur toutes les crises du monde contemporain dans son nouveau livre-entretien : "Le soir approche et déjà le jour baisse", co-écrit avec l’essayiste Nicolas Diat. Rencontré par Aleteia, le haut prélat estime cependant que l’issue n’est pas fatale, si toutefois pasteurs, prélats et baptisés parviennent à s’affranchir de leurs peurs.
Aleteia : Que répondre à ceux qui pourraient estimer que votre livre est pessimiste voire alarmiste ?
Cardinal Robert Sarah : J’ai fait ce constat avec beaucoup de prudence et un grand désir de précision. Il me semble, par conséquent, qu’il ne se situe pas loin de la vérité. Bien sûr, le tableau peut paraître sombre, mais le pape Benoît XVI disait lui-même, juste avant son élection au Siège de Pierre, que l’Occident traverse une crise qui ne s’est jamais vérifiée dans toute l’histoire. La réalité est là : on ne peut pas dire qu’il n’y a pas une crise de la foi alors que les églises se vident. Je ne pense pas que par le passé nous avons assisté à des accusations telles que celles dirigées actuellement contre des cardinaux, des évêques, des prêtres, parfois même condamnés à des peines de prison… Dans la société, je ne sais pas quelle civilisation a légalisé l’avortement, l’euthanasie, a cassé la famille et brisé le mariage à ce point. Ce sont pourtant des aspects essentiels de la vie humaine. Nous sommes dans une situation difficile et la crise est profonde et grave, mais j’ai également consacré la dernière partie du livre à une longue réflexion sur l’espérance car chaque crise comporte en elle une dimension nouvelle, le début d’une renaissance.
Que recommandez-vous pour tenir jusqu’au petit jour ?
Ce qui est tragique, c’est la division à l’intérieur de l’Église. Une division qui se manifeste surtout sur le plan doctrinal, moral et disciplinaire. Chacun dit et pense désormais ce qu’il veut. Comment ne pas s’inquiéter en constatant que l’Église ne semble plus avoir de doctrine ni d’enseignement moral clairs ? Devant une telle situation, essayons de suivre l’exemple des apôtres. Un jour où ils traversaient le lac de Tibériade, une forte bourrasque les a surpris. Les vagues se sont jetées dans la barque, de sorte que déjà elle se remplissait d’eau. Jésus était à la poupe dormant sur un coussin. Quelle a été l’attitude des apôtres devant ce danger ? Ils ont tenu ferme l’embarcation pour qu’elle ne chavire pas. Ils connaissaient en effet leur métier. Ils se sont donc accrochés à la barre pour maintenir la barque droite malgré la violence du vent. Mais en même temps qu’ils ramaient avec dextérité et grande prudence, ils ont crié de toute leur force : « Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssions ? ». Aujourd’hui aussi, nous devons tenir ferme la barque et prier. Autrement dit, il nous incombe de nous tenir fermement à la Doctrine, à l’enseignement de l’Église et de prier. Nous ne prions pas assez. Les prêtres ont trop d’activités. En croyant changer l’Église par nos propres forces, et par de simples réformes structurelles, nous devenons des activistes. Il nous faut plutôt la grâce qui s’obtient par la seule prière fervente et constante.
Que souhaiteriez-vous dire à ceux qui ne sont pas sur cette ligne, mais qui veulent au contraire changer la doctrine ?
L’Église n’appartient pas aux pseudos réformateurs. Je ne peux changer ce que je n’ai pas édifié moi-même et qui, par conséquent, ne m’appartient pas. Personne ne peut changer l’Église de Jésus. Ceux qui veulent la changer, il leur faut un mandat de Jésus. Ordonner prêtres des femmes ? Cette question de toute façon est résolue : Jean Paul II a affirmé que l’Église n’avait pas le pouvoir de les ordonner. Il a eu une formulation définitive. « Cette porte est fermée ». François l’a confirmé en disant : « L’Église a parlé et a dit non ». Leur donner plus de responsabilités dans l’Église ? Mais volontiers. Je suis certain que les femmes ont une place et un rôle importants dans l’Église et dans la société. Mais on ne les valorise pas davantage en leur confiant des charges et une mission que Dieu, dans sa Sagesse infinie, réserve à des hommes. Dès l’Ancien Testament Dieu a choisi Aaron et ses fils pour exercer Son sacerdoces. Il est étonnant d’insister sur une éventuelle ordination des femmes, car il me semble, après plus de 2.000 ans de christianisme, que c’est faire preuve de manque de foi. Ceci n’arrivera jamais dans l’Église catholique même s’il n’y avait plus aucun prêtre dans le monde. Non par mépris des femmes, mais parce que cela n’est pas dans la volonté et le plan de Dieu.
À l’heure où a été dévoilée l’exhortation Christus vivit du pape François aux jeunes, quel message faut-il selon vous leur délivrer pour faire face à cette crise ?
Ne vous laissez pas troubler par ce qu’on écrit sur les cardinaux, les évêques et les prêtres, mais scrutez l’Évangile et fixez votre regard sur le Christ, lui seul est le chemin, la vérité et la vie et il donne la garantie qu’on ne se trompe pas. Ensuite, aimez l’Église et servez-la, peu importe ce que l’on dit d’elle. Elle est votre mère, pure et immaculée, sans ride et sans tache. Les tâches que l’on entrevoit sur sa figure sont en réalité les nôtres ! Ses enfants sont en crise mais l’Église, elle, ne l’est pas. Enfin, convertissez-vous, d’abord vous-mêmes, puis soyez des missionnaires. Enfin, essayez de conduire vos amis au Christ.
Comment convertir sans sombrer dans le prosélytisme tel que dénoncé par le pape François encore récemment lors de son voyage au Maroc ?
L’Église n’est pas prosélyte, mais elle a un mandat de la part de Jésus : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du fils et du saint Esprit, et leur apprenant à observer ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous jusqu’à la fin des temps ». L’Église ne peut pas se dérober à cette tâche urgente. « Malheur à moi, dit saint Paul, si je n’évangélise pas ». C’est ce que faisaient les missionnaires, en Afrique et dans d’autres continents. Aux premiers contacts avec les populations, ils ont aussitôt présenté l’Évangile et ses exigences, sans jamais forcer qui que ce soit. Je ne connais aucun missionnaire ayant obligé un peuple à devenir chrétien. Mais évangéliser est un devoir. Que ce soit les musulmans, les bouddhistes, les animistes, nous devons évangéliser tout le monde en annonçant Jésus-Christ, parce qu’il s’agit de l’unique voie du Salut ! Dès lors il ne s’agit pas de prosélytisme, car nous ne forçons pas les païens ou les musulmans par les armes, mais leur proposons la voie du Salut. Notre religion s’appuie sur l’amour et bannit la force.
L’évangélisation peut-elle s’intensifier en France, au risque de se confronter à un islam vigoureux ?
La France a de toute façon renoncé à ses racines chrétiennes, l’Évangile n’est plus votre référence. Dieu n’a plus de place dans votre société. Le seul endroit où il est toléré et consigné à résidence surveillée est le domaine privé. L’homme a pris la place de Dieu. Il édicte des lois en totale opposition aux lois de Dieu et à celles de la nature. Vous estimez que des hommes ou des femmes peuvent se marier entre eux… Alors que tous luttent pour la suppression de la peine capitale, le meurtre des enfants à naître est légal, le divorce également. Alors qu’on combat partout contre les mutilations génitales, on légalise la mutilation des personnes qui veulent changer de sexe. Quelle contradiction diabolique. L’évangélisation de l’Occident sera plus difficile et plus ardue. Mais il faut l’entreprendre avec un zèle brûlant, sans peur, ni honte. L’évangélisation n’est pas une confrontation. C’est plutôt Dieu qui vient offrir son Amour à tout homme quels que soient sa race, sa religion et son continent. Dieu a un immense respect pour notre liberté car il est Amour, et l’Amour est impuissant et incapable de forcer la conscience et le cœur. Mais tous les hommes ont droit à l’Évangile.
On ne compte plus les scandales à travers le monde auxquels sont mêlés des évêques. Ne vit-on pas une crise des évêques ?
Il existe certainement une crise d’identité, de responsabilité et une crise de la foi. Mais substantiellement, nous traversons une crise grave du sacerdoce, de la relation du prêtre à Jésus. Mais vous tous, comme baptisés, vous participez à cette crise si vous ne témoignez pas de votre foi chrétienne. Dans la lettre à Diognète nous lisons le témoignage suivant : « Les chrétiens se marient comme tout le monde ; ils sont des enfants mais n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils sont dans la chair mais ils ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre est plus parfaite que les lois. Ils aiment tout le monde, et tout le monde les persécute. On ne les connaît pas, mais on les condamne ; on les tue et c’est ainsi qu’ils trouvent la vie… on les calomnie et ils y trouvent leur justification. On les insulte et ils bénissent. On les outrage, et ils honorent. Alors qu’ils font le bien, on les punit comme des malfaiteurs… ». Un chrétien est donc totalement immergé dans le monde mais s’oppose de manière catégorique à tout ce qui contredit Dieu et le Bien de l’homme tels que l’avortement, les unions contre-nature. Le respect de la vie, de la famille, de la personne humaine n’est pas une question qui ne concerne que les chrétiens mais une question hautement humaine. Les évêques ont une grande responsabilité dans la crise de l’Église car si le berger abandonne le troupeau, le loup s’en empare. Alors le berger aura des comptes à rendre à Dieu, le Pasteur des pasteurs.
Si l’Église se sanctifie par le bas, par les familles, nous avons le sentiment, à vous lire, que la crise est apparue par le haut. Le temps des saints évêques est-il révolu ?
L’Église est une réalité hiérarchique. Elle s’articule comme un corps humain avec ses différents membres : les apôtres, leurs successeurs, les évêques, les prêtres et les fidèles chrétiens. Tous, cependant, devront faire vivre et rayonner de sainteté l’Église. Dans l’histoire, nous avons eu de grands et saints évêques (Pierre, Paul, Ignace d’Antioche, Irénée de Lyon, Hilaire de Poitiers, Augustin, Cyrille d’Alexandrie, Ambroise). Ce sont des modèles de foi, de courage et de sainteté. Il est vrai qu’actuellement la crise se situe au niveau de la tête. Si nous ne sommes plus capables d’enseigner la doctrine, la morale, ou de donner l’exemple et d’être des modèles, alors la crise s’avère gravissime. Qui défendra les brebis si, les laissant à leur sort, les pasteurs prennent peur et fuient face aux loups ? La peur est la grande faiblesse de l’Église aujourd’hui. Tout le monde est, certes, terrorisé parce que l’Église est accusée de tous les maux. Mais quand quelqu’un est pris par la peur il n’est plus maître de lui-même. C’est la raison pour laquelle l’Église n‘ose plus se démarquer et aller à contre-courant pour montrer au monde la direction. Certains évêques craignent les critiques parce qu’ils sont centrés sur eux-mêmes et en viennent à devenir trop prudents, à ne plus rien exprimer clairement pour ne pas rencontrer l’opposition ou le martyre. Or, il leur faut retrouver Dieu, se concentrer sur Lui et se confier en la puissance de sa grâce. En effet, quand on est vraiment avec Lui, on a peur de rien.
Pour Benoît XVI l’Église devait « se mêler à la saleté du monde » de façon à mieux la nettoyer. Dès lors, le contact au péché n’est-il pas une condition sine qua non pour que l’Église puisse accomplir sa mission ?
La situation dans laquelle nous vivons est en effet un signe de la providence pour rappeler que si l’Église choisit de s’humaniser, de s’enfuir dans le monde, elle pourrira. Si elle s’occupe uniquement des questions sociales sans parler du divin, elle perd son temps. Si au contraire, elle descend dans les bas-fonds du péché en portant le Christ avec elle, alors elle purifiera et divinisera l’humanité. »
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