« Le discours migratoire de l’Église ne nous paraît pas pleinement catholique dans la mesure où il fait trop souvent bon marché des nations »
Entretien avec Laurent Dandrieu, rédacteur en chef à Valeurs Actuelles, et auteur d’un essai critiquant la position de l’Église catholique sur l’immigration et introduisant des confusions entre le message universel de l’Évangile, la politique des nations et les devoirs attachés à chaque chrétien
« En multipliant les déclarations favorables à l’accueil des migrants, l’Église exprime-t-elle sa nature profonde ou se laisse-t-elle entraîner sur un terrain qui n’est pas le sien, en un processus qui brouille son message et pourrait à terme la condamner ? Catholique convaincu, ardent défenseur de la singularité et de la beauté d’une civilisation occidentale que la foi chrétienne continue d’irriguer, observateur critique de la crise migratoire en cours, Laurent Dandrieu s’est attaché à répondre à cette question en mobilisant aussi bien les Évangiles que les textes conciliaires, les discours des derniers papes que les éléments de l’actualité la plus récente. Un ouvrage dense et profond en forme de cri d’alarme et d’appel à la vérité.
“Il est évidemment plus facile de se situer sans autre question dans le camp des belles âmes qui prônent une générosité inconditionnelle à l’égard de ces migrants, que de risquer de passer pour un coeur sec en rappelant certaines évidences : qu’on ne résoudra pas les difficultés de ces étrangers en plongeant de manière irréfléchie un continent entier dans le chaos, où semble devoir inéluctablement le jeter l’arrivée massive de millions de migrants de culture étrangère dans des sociétés déjà durement touchées par la crise économique et le chômage, et en proie depuis des décennies à une crise identitaire profonde. Que le rappel de l’impératif de charité ne saurait occulter une réflexion politique, s’agissant d’un phénomène de masse qui ne saurait se résumer à une addition de cas particuliers. Que le discours d’un pape, quand il porte sur des questions aussi éminemment politiques, ne peut sans une certaine mauvaise foi feindre de s’en tenir à une dimension purement humanitaire et caritative, et d’ignorer qu’il a une incidence manifeste tant sur les politiques publiques que sur la façon dont elles sont perçues par les opinions.”
“Les discours [du pape] se mêlent de gestes spectaculaires et symboliques, qui finissent par former une sorte de martèlement obsédant dont on ne citera ici, faute de place, que quelques-uns des coups de tambour : le 1er octobre 2014, le pape reçoit des Érythréens rescapés d’un naufrage au large de Lampedusa ; le 8 février 2015, il effectue une visite surprise dans un camp de réfugiés à Ponte Mammolo, au nord-est de Rome ; le 18 avril, il profite de la première visite officielle du nouveau président italien, Sergio Mattarella, pour réclamer « un engagement beaucoup plus vaste » en faveur des migrants « au niveau européen et international » ; le 6 septembre 2015, à l’issue de l’Angelus place Saint-Pierre, il lance un appel pour « que chaque paroisse, chaque communauté religieuse, chaque monastère, chaque sanctuaire d’Europe héberge une famille » de réfugiés ; […] le 24 mars 2016, il choisit de célébrer le jeudi saint dans une structure abritant 900 jeunes réfugiés, et de laver les pieds à douze demandeurs d’asile, dont trois musulmans ; le 28 mai, il reçoit des enfants dont les parents sont morts durant un naufrage de migrants ; pendant l’audience générale du 22 juin, François descend vers la foule pour en ramener une quinzaine de réfugiés qu’il assied autour de lui durant sa catéchèse…”
“L’argument est répété comme un mantra, à chaque geste ou parole du pape en faveur des migrants : il ne s’agit pas de politique, mais de charité et d’humanité. Les défenseurs, laïques ou ecclésiastiques, des prises de position du pape le rappellent à l’envi : le Saint-Père est dans son rôle en prenant position en faveur des migrants, il ne fait que rappeler le message de l’Évangile. Les plus hostiles à l’immigration imaginent un curieux partage des rôles : au pape de prôner l’ouverture, aux politiques de mettre en oeuvre une implacable fermeté. […] Une telle position ne nous paraît ni juste ni tenable.
Pas tenable, parce qu’il est à l’évidence impossible d’applaudir un discours d’une main et son contraire de l’autre ; parce qu’elle équivaut à réduire les prises de position de l’Église à une “éthique de conviction” sans réelle conséquence, qu’on écouterait avec complaisance pour se donner bonne conscience mais qu’on abandonnerait aussitôt que l’on passe aux choses sérieuses de l’“éthique de responsabilité” ; et parce que, selon la formule fameuse de Bossuet, « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Pas juste, parce que la position de l’Église sur les questions migratoires est véritablement une position politique, qui mérite d’être discutée comme telle. Et parce qu’il ne doit pas, il ne peut pas y avoir de fatalité à ce que le catholicisme, qui prétend nous inviter sur les chemins de la vérité, nous conduise sur les voies du désastre.”
“Entendons-nous bien : il n’est pas question ici de dénier à l’Église le droit d’intervenir en matière politique. Elle l’a toujours fait, tout au long de son histoire, et a cru à juste titre, sans croire empiéter sur la sphère du temporel, rappeler le droit de regard du spirituel sur l’action politique, et la vocation de l’Église, selon les belles expressions du cardinal Journet, à « christianiser la vie civile » et « illuminer le temporel ». Elle est donc légitime à informer le débat politique par le rappel des valeurs chrétiennes, et l’on ne voit pas au nom de quel partage des tâches on l’autoriserait à intervenir sur la défense de la famille ou le “mariage homosexuel” tout en lui déniant le droit de poser un regard sur les phénomènes migratoires. Mais à mesure que son discours s’éloigne de son domaine propre, qui est celui du Salut et de la foi, il se fait plus incertain et plus critiquable. Et il doit être soumis en tout état de cause à une exigence de cohérence interne, c’est-à-dire qu’il se doit de ne pas entrer en contradiction avec le reste de l’enseignement catholique.”
“Le discours migratoire de l’Église ne nous paraît pas pleinement catholique dans la mesure où il fait trop souvent bon marché des nations, dont certes elle reconnaît théoriquement le droit à réguler les flux migratoires, mais avec tant de restrictions que ce droit devient impraticable face à un droit de migrer qui est, lui, décrit comme une impérieuse nécessité. Dans le discours récent de l’Église, le droit des nations tend à devenir une survivance, qui pèse de peu de poids devant un droit à migrer qui préfigure l’humanité nouvelle. Marqué par une certaine indifférence au sort des peuples européens, sans doute encore historiquement trop proches de leur époque triomphante pour intéresser une Église obnubilée par son « option préférentielle pour les pauvres » et toujours en retard sur les évolutions géopolitiques, l’enseignement de l’Église sur les migrations est encore affaibli par le presque effacement de sa théologie des nations, qui sont les grandes oubliées du discours pontifical actuel.”
“De même qu’une justice qui remettrait les dettes, où l’on pardonnerait sans punir, une diplomatie où l’on tendrait la joue gauche, ou une économie où l’ouvrier de la onzième heure recevrait le même salaire que celui qui a oeuvré toute la journée conduiraient à coup sûr une société à l’anarchie et à la ruine, de même vouloir appliquer sans autre forme de procès la parabole du Bon Samaritain, qui voit un homme secourir et prendre soin d’un inconnu rencontré sur sa route, à des millions de migrants qui se pressent à nos frontières ne pourrait que plonger le continent européen dans une spirale de chaos. Si elle nous commande d’ouvrir notre coeur à l’étranger dans le besoin que la vie a mis sur notre route, la parole du Christ : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » ne saurait sans évidente mauvaise foi être érigée en principe fondateur de toute politique migratoire, en unique critère de sa conformité aux exigences chrétiennes.”
“Phénomène curieux : ceux qui s’indignent qu’on ose critiquer la parole du pape actuel sur tel ou tel sujet n’ayant pas trait à la foi sont d’ailleurs souvent les premiers à remettre en cause les actes les plus évidemment magistériels des papes du passé […], quand ils n’expliquent pas, pour certains d’entre eux, que l’Église est née à Vatican II et que tout ce qui précède est pour ainsi dire à passer par pertes et profits. Si on ne peut écarter, chez certains, une sorte de “papolâtrie” qui ne traduit aucune réelle révérence à l’Église ou au magistère en tant que tel, mais une simple dévotion au pape régnant, quel qu’il soit, y entre aussi (ce n’est pas contradictoire, loin de là) une forme de narcissisme de la modernité qui tend à considérer comme sacré tout ce qui émane d’elle, et négligeable tout ce qui la précède. On en arrive ainsi souvent à cette situation absurde où la moindre parole du pape régnant serait infaillible, mais pour autant on ne se sentirait tenu par rien de ce qu’ont dit ses prédécesseurs : certains catholiques, sans s’en rendre compte, optent ainsi pour une infaillibilité liée non à la fonction du pape mais à sa personne présente, éminemment éphémère, tournant le dos à toute continuité historique et toute tradition, qui n’est évidemment qu’une pâle caricature de la véritable infaillibilité pontificale.”
“Le drame de l’Église aujourd’hui, c’est qu’elle adopte volontiers le même ton moralisateur qu’emploie la caste médiatico-politique quand il s’agit de reprocher aux populations autochtones, saisies par le désarroi de voir disparaître sous leurs yeux leur pays, leur culture, leurs traditions, de n’être pas assez ouvertes aux nouveaux arrivants, et de leur démontrer que les difficultés nées de l’immigration ne tiennent qu’à une seule cause : qu’elles ne sont pas assez accueillantes. Et que les peuples européens assimilent le discours d’accueil qu’elle martèle avec celui des partis qui tentent de les obliger à accepter comme inéluctable la dépossession de leur identité. […] Le drame de l’Église aujourd’hui, c’est de n’avoir pas compris que l’antiracisme et l’immigrationnisme ne sont pas des hommages rendus par la modernité sécularisée à la vertu de charité, mais des armes de guerre contre les communautés naturelles, et en premier lieu la nation, sans lesquelles il n’y a pas de charité possible ; et que ses postures humanitaristes sur l’accueil de l’Autre ont fourni l’armature des discours de ceux qui sont acharnés à détruire ce que des siècles de chrétienté ont patiemment bâti.”
“À cette population européenne qui, au lieu du nectar hédoniste espéré, n’a plus qu’un goût de cendres dans la bouche, l’Église, au lieu du calice de la vie éternelle, n’offre que la coupe amère du suicide collectif. Alors que, durant deux mille ans, l’Église a su merveilleusement tenir les deux bouts de la chaîne en conciliant l’universalisme qui lui est constitutif et l’inculturation dans une histoire héritée de l’incarnation du Christ dans la nation juive, alors qu’elle avait su ouvrir les hommes au sens de la fraternité universelle sans jamais prétendre les détacher de leurs fidélités particulières, alors que, comme l’a magistralement montré Benoît XVI à Ratisbonne, elle avait su concilier la radicalité évangélique avec les impératifs d’ordre et de raison hérités du monde gréco-romain pour faire naître une civilisation originale et rayonnante qui portait le beau nom de chrétienté, voici qu’elle donne aux Européens le sentiment que l’universalisme a tout dévoré, et que leur attachement aux identités locales en général, et à cette civilisation européenne en particulier, est devenu suspect.”
“Église et immigration : le grand malaise”, de Laurent Dandrieu, Presses de la Renaissance, 320 pages, 17,90 €.
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