Les mesures d’exception dont ont été victimes des catholiques français entre 1880 et 1914
« République GRAND RÉCIT - À l’heure où certains crient à « l’islamophobie », il n’est pas sans intérêt de raconter les mesures d’exception dont ont été victimes des catholiques français entre 1880 et 1914.
Par Guillaume Perrault
L’interdiction du port de l’abaya dans les écoles publiques par le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, est blâmée par l’extrême-gauche, qui crie à « l’islamophobie ». Cette accusation, dépourvue de sérieux, obtient pourtant un certain crédit dans une fraction de l’opinion. On mesure à cette occasion combien l’histoire de la France est oubliée. Car ce qu’ont subi les catholiques français entre 1880 et 1914, et en particulier sous le gouvernement d’Émile Combes (1902-1905), devrait inciter les défenseurs de l’abaya à plus de mesure dans l’expression.
Au début de la IIIe République, les républicains achèvent de prendre le contrôle des pouvoirs publics après l’élection de Jules Grévy à l’Élysée, qui succède au monarchiste Mac-Mahon (1879). Or les républicains vont considérer les catholiques comme des ennemis de l’intérieur. Ceux-ci, certes, étaient souvent des monarchistes de regret, qui avaient soutenu le Second Empire (malgré de fortes tensions liées au concours apporté par Napoléon III à l’unité italienne, qui menaçait l’existence des États Pontificaux). Mais les catholiques étaient aussi, dans leur grande majorité, tout simplement conservateurs et respectueux de la légalité.
À partir de 1879, deux politiques des républicains à l’égard des catholiques doivent être distinguées. La première vise à soustraire la vie publique et sociale à toute influence religieuse. La célèbre loi de décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’Étatreprésente l’aboutissement de ce dessein. Mais pour atteindre cet objectif, et pour réduire l’influence du catholicisme en France de façon plus générale, les républicains n’ont pas hésité à mettre en œuvre des mesures d’exception portant gravement atteinte aux droits des catholiques en tant que citoyens, et justifiées par un discours de salut public hérité de la Révolution française dans sa période jacobine.
Les mesures d’exclusion à l’encontre des catholiques se manifestent d’abord dans la vie politique. Pendant plus de 35 ans (1879-1915), une règle implicite interdit à un catholique pratiquant de devenir ministre, alors qu’il s’agit de la religion de la grande masse des Français à l’époque. Il faudra la Grande Guerre pour que cesse cet ostracisme. Encore les républicains ne se sont-ils résignés à faire siéger un catholique (Denys Cochin, le père du grand historien Augustin Cochin) au Conseil des ministres qu’en octobre 1915, une fois l’illusion d’une victoire rapide dissipée, alors que les socialistes révolutionnaires (Jules Guesde, Marcel Sembat) avaient eu cet honneur dès août 1914. Et les portefeuilles ministériels confiés à Denys Cochin sont restés assez modestes.
À la Chambre des députés, pendant la « Belle Époque », siègent certes des catholiques. Citons la haute figure d’Albert de Mun, qui a voué une partie de sa vie à la question sociale, ou l’abbé Lemire, promoteur des jardins ouvriers. Mais les députés catholiques ralliés à la République en 1892 à la demande du pape Léon XIII et que le modéré Jules Méline, chef du gouvernement de 1896 à 1898, cherche à ménager, restent regardés avec suspicion par la gauche.
Celle-ci s’estime propriétaire du label « républicain » et en droit de délivrer ou refuser des certificats d’admission. Et les radicaux n’adoubent comme républicains authentiques que ceux qui acceptent non seulement la nature du régime, mais encore l’intégralité de sa politique anticléricale, considérée par eux comme consubstantielle à leur conception de la République.
En 1899, dans le contexte de l’affaire Dreyfus, les radicaux accordent ainsi le label « républicain » à une partie de l’extrême gauche socialiste et révolutionnaire, disposée à se rapprocher d’eux à la Chambre dans un combat commun contre conservateurs et nationalistes. Les radicaux sont moins aimables à l’égard des députés situés à leur droite dans l’hémicycle et leur adressent en substance cette sommation : « Qui n’est pas avec nous est contre la République. » L’objectif est de placer sur la défensive des députés d’opposition dont le seul crime est de désapprouver leur anticléricalisme.
Intimidés, une partie des modérés et des centristes acceptent de s’unir aux radicaux et à la fraction des socialistes qui appartiennent désormais à la « famille républicaine ». L’autre partie des modérés et des centristes, en revanche, refusent. Pour eux, l’adversaire prioritaire demeure l’extrême gauche socialiste qui veut la confiscation de la propriété privée, non les ligues nationalistes, encore moins l’Église. Aussitôt, ces réfractaires sont exclus de la « famille républicaine » par les radicaux et rejetés à droite à leur corps défendant. Adieu, pour eux, les maroquins. Aucun ne sera ministre jusqu’en 1914.
Les mesures d’exclusion à l’encontre des catholiques se manifestent aussi dans l’administration. À partir de 1879, les républicains mettent en œuvre une vaste épuration des corps de l’État. Non sans justification : quantité des fonctionnaires révoqués, mis à la retraite d’office ou poussés vers la sortie étaient liés aux monarchistes ou au Second Empire. Il était logique que le nouveau régime souhaite s’appuyer sur des grands commis fidèles aux institutions républicaines et en harmonie avec ses choix.
Mais l’épuration a aussi eu un motif moins honorable : constituer et satisfaire une clientèle. « Il ne s’agit pas uniquement de rendre les administrations plus républicaines ; il s’agit de faire entrer plus de républicains dans l’administration, écrit une personnalité de l’époque, le modéré Francis Charmes, en 1880. Ce sont des appétits mécontents, non de saintes colères qui provoquent une grande partie des clameurs dont on est en ce moment abasourdi. Personne ne prend au sérieux le prétendu péril que des administrateurs non républicains feraient courir à la République », juge ce futur directeur de la Revue des deux mondes.
Les républicains entendent libérer des places pour se constituer des obligés, même dans les emplois modestes, dussent-ils sanctionner des agents de l’État qui n’ont pas démérité et étaient disposés à servir loyalement le nouveau régime. Les députés républicains « de base » poussent les ministres à consacrer le favoritisme et le clientélisme. En l’absence d’un véritable statut de la fonction publique, le recours aux influences parlementaires pour obtenir une promotion dans les bureaux restera l’usage au moins jusqu’en 1914.
Or les catholiques sont les victimes prioritaires de cette épuration en partie arbitraire qui frappe les ministères, la Cour de cassation et le Conseil d’État. Nombre d’entre-eux démissionnent aussi d’eux-mêmes pour des raisons de conscience. Afin de ne pas avoir à appliquer les décrets d’expulsion des congrégations en 1880, six cents magistrats quittent le corps judiciaire. Au même moment, au ministère de l’Intérieur, un certain Henri de Gaulle, père de Charles de Gaulle, démissionne pour la même raison.
Les principes du libéralisme réclament la neutralité de l’État envers les religions, doctrines ou opinions, et n’astreignent ses agents qu’à un devoir de neutralité dans l’exercice de leurs fonctions. Or, entaille manifeste à ces principes, il devient impossible aux catholiques pratiquants d’exercer les fonctions de directeur d’administration centrale dans la plupart des ministères. Et certains autres hauts postes leur sont aussi interdits de facto.
Leur situation est particulièrement difficile au ministère de l’instruction publique, où s’installe Jules Ferry, et qui devient l’avant-garde du combat anticlérical. Il est impossible, par exemple, pour un catholique, d’être nommé recteur d’académie. En 1880, un professeur de philosophie à l’École normale supérieure, Léon Ollé-Laprune, catholique, est suspendu par Jules Ferry pour avoir signé un manifeste contre l’expulsion des Carmes (Jaurès, jeune normalien à l’époque, proteste alors, avec des condisciples, contre cette sanction).
En 1911, le ministère de l’instruction publique de la rue de Grenelle refuseront à un prêtre le droit de se présenter au concours de l’agrégation de philosophie de l’enseignement public.
Une génération plus tard, en 1911, les bureaux de la rue de Grenelle refuseront à un prêtre le droit de se présenter au concours de l’agrégation de philosophie de l’enseignement public. Cette décision recevra le feu vert du Conseil d’État dans un arrêt qu’apprennent, aujourd’hui encore, les étudiants en droit (arrêt abbé Bouteyre, 1912).
Même dans l’armée, les catholiques qui choisissent cette voie pour servir la France sans cautionner la République se voient souvent -mais il est vrai pas toujours- pénalisés en matière de promotions. La situation paraît très variable selon les périodes, les armes (l’infanterie, l’artillerie, la marine et les profils de carrière (en métropole ou dans l’Empire français d’alors). Dans le contexte de l’après affaire-Dreyfus, l’affaire des fiches (1904) révélera que le ministre de la guerre de l’époque avait demandé aux préfets et aux loges du Grand Orient de rédiger et de lui faire parvenir des fiches sur les opinions des officiers en matière de religion et de politique, afin de choisir les officiers à inscrire au tableau d’avancement. Le scandale jette un grand trouble dans l’armée.
Mais les fonctionnaires de confession catholique ne sont pas les seuls à subir mesures d’exclusion ou injustices.
L’hostilité des dirigeants républicains de la « Belle Époque » envers les congrégations religieuses, qui regroupaient alors au moins 110.000 hommes et femmes, est viscérale.
La seconde moitié du XIXe siècle est un temps de grand rayonnement pour le catholicisme en France. Si l’Église a bénéficié du Concordat et a été soutenue par le Second Empire pour des raisons politiques, elle a d’abord son dynamisme propre. Son ancrage dans la société française est puissant. La robe de bure du franciscain, la cornette de la bonne sœur, infirmière dans un dispensaire, sont des figures familières dans les rues. Les très nombreuses activités charitables de l’Église (hospices, foyers œuvres en faveur des indigents, des détenus, des prostituées), en ces temps sans État providence ni sécurité sociale généralisée, concourt au respect qui l’entoure dans une partie importante de la population.
Pour les républicains de la fin du XIXe siècle, les congrégations religieuses incarnent l’antithèse de la société moderne. Ces communautés, dont les membres sont liés par des vœux perpétuels (signe, pour les républicains, d’une abdication du libre arbitre), vivent ensemble, portent un costume et se soumettent à la règle de leur ordre approuvée par Rome, les révulsent.
Les biens des congrégations, de surcroît, faisaient l’objet de nombreux fantasmes. Une littérature anticléricale dépeignait au public « le milliard des congrégations » (l’expression est du radical Paul Bert) et sa puissance formidable. Un pamphlet très violent du journaliste Paul Desachy, La France noire (1899) référence à la couleur de la soutane des prêtres, est un succès de librairie pour les éditions Fayard qui le publie.
Aux yeux des anticléricaux d’alors, les congrégations symbolisent aussi la puissance morale et matérielle de Rome en France, ingérence qui porte atteinte à la souveraineté nationale. La considération dont le gouvernement de l’Ordre moral les a entourées sous Mac-Mahon est pour eux un motif supplémentaire de les haïr.
La répulsion que les républicains éprouvent envers les moines et les religieuses est aussi le point extrême d’une tradition gallicane d’animosité envers les ordres monastiques déjà perceptible sous Louis XIV et Louis XV (on en trouve trace dans les Fables de La Fontaine aussi bien que dans L’Esprit des lois de Montesquieu, et une première expulsion des Jésuites a lieu sous Louis XV en 1764), tradition que les républicains radicalisent.
Dès leur conquête définitive de tous les leviers du pouvoir (1879), les républicains ont pour priorité de ravir aux congrégations enseignantes la formation de la jeunesse. Les textes conçus dans un esprit de contrôle des congrégations par les régimes antérieurs mais appliqués jusqu’alors dans un esprit bienveillant, prévoyaient que les congrégations étaient soumises à autorisation. Utilisant à fond les possibilités de ces textes, les républicains commencent par multiplier les refus d’autorisations. Ils estiment que le gouvernement est souverain pour décider quel ordre religieux peut être autorisé et quel autre ne doit pas l’être.
Le Conseil d’État joue un rôle central dans cette affaire. Dans ses fonctions de conseiller juridique du gouvernement, lorsqu’il interprète la loi Falloux de 1850, il se montre encore plus hostile que Jules Ferry aux congrégations enseignantes, non seulement lorsque ses membres enseignent dans des écoles publiques (cas de figure alors très fréquent) mais aussi lorsque les intéressés enseignent dans des « écoles libres » (l’expression est d’époque). En 1883, par un raisonnement qui tourne le dos aux principes du libéralisme, la section de l’intérieur du Conseil d’Etat recommande au ministre de limiter au maximum la concurrence que représente, pour l’école primaire publique et laïque, les écoles confessionnelles. Puis, en 1891, le ministre, à l’invitation du Conseil d’État, ôte aux congrégations la personnalité morale, qui n’est plus consentie qu’à chacun de leurs établissements, eux-mêmes soumis à autorisation. C’est le moyen de les soumettre à des démarches tracassières, de rendre leur vie plus difficile (acquérir et posséder des biens devient plus malaisé) et de freiner leur développement.
Dans ses fonctions de juge de l’administration, le Conseil d’État n’est pas plus bienveillant envers les congrégations. Il rend plus difficile, pour ces communautés religieuses, de recevoir des libéralités de particuliers (le montant des sommes recueillies est divisé par cinq dans les années 1880). Le Conseil d’État décide même de retirer des autorisations de dons et legs aux ordres religieux avec effet rétroactif.
Plus lourd de conséquences encore, les républicains refusent de reconnaître l’existence de fait de congrégations que l’État n’a pas explicitement reconnues. Or il s’agit des grands ordres enseignants (jésuites, maristes, dominicains), à la tête d’une centaine d’établissements scolaires prestigieux. Mais ceux-ci sont dans la ligne de mire du nouveau pouvoir, qui les tient pour des foyers d’obscurantisme et d’opposition au régime. Il ne s’agit pas seulement, pour les gouvernants, de laïciser l’école publique en excluant les religieux qui y enseignaient alors, mais d’interdire à cette « armée du pape » d’enseigner tout court, fût-ce dans des écoles privées.
Je bois à la destruction du phylloxéra. Le phylloxéra qui se cache sous la vigne, et le phylloxéra qui se cache sous la feuille de vigne. (…) Pour le premier, nous avons le sulfure de carbone ; pour le second, l’article 7 de la loi Ferry.
Le projet de loi « sur la liberté de l’enseignement supérieur » (1879) prescrit ainsi, dans son article 7, une règle qui paraît contredire son titre : « Nul n’est admis à participer à l’enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement d’enseignement de quelque ordre que ce soit, s’il appartient à une congrégation non autorisée ». C’est dans ce contexte que Paul Bert, député radical de l’Yonne et futur ministre de l’Instruction publique, s’exclame, lors d’un congrès de vignerons à Auxerre : « Je bois à la destruction du phylloxéra. Le phylloxéra qui se cache sous la vigne, et le phylloxéra qui se cache sous la feuille de vigne. (…) Pour le premier, nous avons le sulfure de carbone ; pour le second, l’article 7 de la loi Ferry. (…) S’il ne répond pas à notre attente, nous n’hésiterons pas à chercher un autre insecticide plus énergique pour sauver la France » (20 août 1879).
L’épiscopat et une partie de l’opinion sont scandalisés par l’article 7 et protestent. Le Sénat (notamment à l’initiative de Jules Simon, beaucoup plus modéré que les autres républicains de premier plan) le rejette. Mais le gouvernement, pressé par sa majorité à la Chambre, réagit à ce revers en allant encore plus loin : par les décrets de mars 1880, le gouvernement donne cinq mois aux jésuites, maristes, dominicains et autres congrégations enseignantes pour se dissoudre et évacuer leurs établissements scolaires.
Au terme du délai, le préfet de police, Louis Andrieux (qui eut un enfant adultérin nommé Louis Aragon) fait expulser les jésuites par la force publique. Les autres congrégationnistes sont chassés de leurs couvents par l’armée, suscitant souvent la réprobation des populations locales. À Bellefontaine (Maine-et-Loire), 500 soldats et 6 brigades de gendarmeries sont mobilisés pour expulser 70 trappistes.
Cette politique porte des coups aux congrégations enseignantes, mais ne réussit pas à les éradiquer. Dispersées, elles se reconstituent bientôt (malgré les interdictions temporaire d’exercer infligées à des directeurs de collèges et lycées qui avaient toléré la présence, dans leur personnel enseignant, de membres de congrégation à la rentrée scolaire suivante).
Or, l’opinion se lasse du tumulte. Les gouvernements considèrent, au milieu des années 1880, qu’ils ne seraient plus soutenus par l’électorat s’ils recouraient de nouveau à la police et à l’armée contre les congréganistes. Un statu quo précaire s’installe. Il va durer une génération.
Des majorités plus homogènes se constituent, cimentées par la volonté de relancer la politique anticléricale
Tout change, dans le contexte de l’affaire Dreyfus, au lendemain des législatives de 1898, puis de 1902. Des majorités plus homogènes se constituent, cimentées par la volonté de relancer la politique anticléricale. Les radicaux arrivent en force à la Chambre. Le président du conseil Waldeck-Rousseau (au pouvoir de 1899 à 1902) déclare que le milliard des congrégations devrait être confisqué pour financer les retraites ouvrières. Son successeur, Emile Combes (1902-1905) accuse congrégations et écoles catholiques d’être l’âme d’un complot antidreyfusard qui menace la République elle-même.
En réalité, au sein du monde catholique, seuls les assomptionnistes s’étaient distingués par leur antidreyfusisme à caractère antisémite, comme l’a souligné l’historien Bertrand Joly dans sa remarquable Histoire politique de l’affaire Dreyfus. Mais désigner un ennemi permet de mobiliser contre lui.
En outre, plusieurs scandales, relatés par la presse, ternissent alors l’image d’ordres qui ont la charge d’orphelines ou de jeunes filles en détresse : l’affaire de l’orphelinat du bon pasteur à Nancy (une pupille confiée à des religieuses les accusent de l’avoir exploitée au travail jusqu’à ruiner sa santé et porte plainte) ; et l’affaire du refuge de Tours (une sœur est poursuivie en correctionnelle pour violences sur des pensionnaires). Les anticléricaux se saisissent de ces scandales pour discréditer l’ensemble des congrégations. Bref, la passion anticléricale est à son comble et le contexte favorable à sa radicalisation.
La célèbre loi du 1er juillet 1901 crée la liberté d’association (soumise à simple déclaration), mais cette même loi -qui le sait ?- exclut les congrégations du droit commun des associations et les soumet à un régime d’autorisation obligatoire. Waldeck-Rousseau et plus encore Combes interpréteront cette loi dans un sens toujours plus défavorable aux communautés religieuses, avec le soutien des hautes juridictions. En 1903, la Cour de cassation approuve ainsi l’administration d’avoir considéré que deux bonnes sœurs retirées chez un particulier et distribuant des secours aux indigents sous sa direction constitue un établissement congrégationniste soumis au feu vert des autorités.
Or la majorité parlementaire rejette 140 demandes d’autorisation. Des congrégations illustres (chartreux, franciscains, capucins par exemple) sont ainsi interdites de facto. Le gouvernement enjoint à ces moines et ces bonnes sœurs (les congrégations de femmes avaient été épargnées en 1880, ce n’est plus le cas en 1901-1904) de rompre leurs vœux de vie monastique et de se disperser. L’exécutif envoie l’armée dans les monastères pour expulser les religieux et les fermer, souvent sous les huées des villageois des alentours. Des officiers démissionnent de l’armée pour ne pas avoir à prêter leur concours à ces expulsions, quitte à se trouver dans la gêne.
Les biens des ordres monastiques interdits sont placés sous séquestre et liquidés par procédure judiciaire, une aubaine pour certains aigrefins. Un professeur de droit public célèbre, Léon Duguit, écrira : « A la faveur de ces lois et décrets, une bande de corbeaux affamés s’est jetée sur les biens congrégationnistes et le milliard des congrégations que Waldeck-Rousseau avait fait luire aux regards des naïfs s’est vraiment évanoui en fumée ».
Précisons cependant qu’une partie importante des congrégations sont épargnées, en particulier les ordres missionnaires. La grande majorité des missionnaires catholiques sont alors français, or « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation », aurait dit Emiles Combes à l’époque).
Il reste qu’une nouvelle loi (7 juillet 1904) élargit et verrouille le dispositif répressif en interdisant à tout congrégationniste l’enseignement « de tout ordre et de toute nature », fût-ce dans une école libre. Le gouvernement ferme quelque 2.600 écoles catholiques.
Un délit d’affiliation à une congrégation illicite est institué et des poursuites pénales sont volontiers engagées à la demande du ministère public, envers les ex-congréganistes soupçonnés de ne pas être sécularisés. En outre, la loi rend les actes importants accomplis par tout ex-congrégationniste en tant que personne privée susceptibles de nullité si l’administration suppose qu’il agit en sous-main au nom de sa congrégation. Les intéressés peuvent être frappés d’incapacité juridique. On passe presque de « l’interdiction d’exercer à l’interdiction d’exister », selon la formule du professeur Jean-Pierre Machelon dans son remarquable ouvrage, La République contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914 (publié en 1973).
30.000 à 60.000 religieux des deux sexes, tenus ouvertement pour indésirables par le régime, connaissent des épreuves terribles et n’ont plus qu’un recours : l’exil
Au total, 30.000 à 60.000 religieux des deux sexes, soumis à un régime de police vétilleux et dérogatoire au droit commun, tenus ouvertement pour indésirables par le régime, connaissent des épreuves terribles et n’ont plus qu’un recours : l’exil, pour rester fidèles à leurs vœux, conserver l’habit religieux et retrouver des moyens de subsistance. Nous voilà loin de l’image souriante de l’instituteur voltairien qui brocarde le curé du village, popularisée par Marcel Pagnol, et qu’on voudrait retenir comme seule image d’Epinal de l’anticléricalisme de ces années.
Ces congrégations se dispersent dans tous les pays occidentaux. On en trouvera, notamment, en Espagne, en Italie, en Belgique, en Suisse, en Autriche, en Angleterre, aux Etats-Unis et au Québec.
La Ligue des droits de l’homme, fondée pour obtenir la révision du procès du capitaine Dreyfus et sa réhabilitation, approuve l’expulsion des congrégations. Un de ses fondateurs, le catholique Paul Viollet, démissionne de la Ligue en signe de protestation contre ce qu’il tient pour une dérive sectaire. D’autres dreyfusards sincères, dont le plus célèbre est Péguy, expriment leur écoeurement. Ils jugent que le dreyfusisme est devenu un prétexte utilisé par le « Bloc des gauches » pour écraser conservateurs et catholiques.
Confrontés aux différentes mesures d’exception et d’exclusion qu’on vient de dépeindre, qu’auraient pu faire les catholiques ? Les fonctionnaires révoqués pour leur foi n’avaient pas le droit de grève, interdite à l’époque aux agents publics. Ils ne disposaient pas du droit syndical au sens strict. Vers qui, plus largement, les catholiques auraient-ils pu se tourner pour obtenir réparation ? Pas, on l’a vu, vers la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, épurés au début des années 1880 et en harmonie avec la politique anticléricale des gouvernants d’alors (le Conseil d’Etat, néanmoins, infléchira sa jurisprudence dans un sens plus libéral à partir des premières années du XXe siècle, surtout dans son application de la loi de 1905).
Ces catholiques ne peuvent pas davantage se tourner vers le juge constitutionnel, car il n’existe pas en France à l’époque.
Ces catholiques ne peuvent pas davantage se tourner vers le juge constitutionnel, car il n’existe pas en France à l’époque. Les républicains d’alors refusaient catégoriquement le principe du contrôle de conformité des lois à la Constitution. Pour tout arranger, rien dans les lois constitutionnelles de 1875, qui font office de Constitution de la IIIe République jusqu’en 1940, ne concerne les libertés individuelles, ainsi livrées à la seule compétence et à l’appréciation discrétionnaire des majorités parlementaires successives, souveraines pour les étendre ou les restreindre à leur gré. Aucune norme juridique supérieure à la loi ne pouvait être invoquée contre un abus de pouvoir du Parlement. Même la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, référence sacrée du régime nouveau, demeurait alors dépourvu de portée juridique. Le Parlement était tout-puissant et la loi entourée d’une aura sacrée héritée de la Révolution.
Car c’est bien l’héritage de 1793 que l’on rencontre en définitive dans toute cette affaire. Nul procès d’intention ici : les républicains radicaux au début du XXe siècle revendiquaient hautement leur filiation jacobine. Ils la jugeaient flatteuse. La République radicale a été aussi loin qu’il lui était possible d’aller dans l’antilibéralisme, écho (affaibli) des mesures d’exception édictées en 1793-1794 par la Convention nationale contre les ennemis supposés de la Révolution. Au nom du salut public. »
Source : Le Figaro Vox