Pourquoi Jean-Paul II aimait la France
Au cours de son pontificat, Jean-Paul II est venu sept fois en France. Pour y réveiller l’Eglise catholique, dans un pays qui lui était cher
Au cours de son pontificat, Jean-Paul II est venu sept fois en France. Pour y réveiller l’Eglise catholique, dans un pays qui lui était cher
Le dimanche 1er mai, les catholiques français ont été plusieurs dizaines de milliers à Rome. Mais c’est à la télévision que des centaines de milliers d’autres ont suivi la béatification de Jean-Paul II.
« L’Eglise de France est mobilisée autour de l’événement. C’est bien le moins ? Certes. La mémoire est cependant trompeuse : on a oublié que l’accession de Karol Wojtyla au pontificat, en 1978, ne fut pas partout saluée de cris de joie, et notamment en France.
Le Bourget, dimanche 1er juin 1980. Il a plu toute la nuit, il pleut encore, et la température est celle d’un mois d’octobre. C’est dans un morne champ de boue que pataugent les fidèles qui assistent à la messe solennelle célébrée par Jean-Paul II, dont c’est la première visite en France. La précédente venue d’un souverain po.tife dans le pays date du sacre de Napoléon... La foule, toutefois, est relativement clairsemée : 350.000 personnes, alors que les organisateurs en espéraient 1 million. Ce chiffre, même en tenant compte des 50.000 jeunes qui se réuniront le soir au Parc des Princes, traduit une faible mobilisation. Et pour cause : une partie de l’épiscopat et du clergé français a sciemment boudé la messe du Bourget, décourageant leurs ouailles de s’y rendre. Pour quelles raisons ?
En 1947, Karol Wojtyla, jeune prêtre, séjourne en France. Pour lui qui vient d’une nation où la religion irrigue la société, le choc est rude : la France, avec ses masses urbaines déchristianisées, est une terre de mission. En 1978, quand il devient pape, les informations qui lui sont présentées illustrent encore plus la crise du catholicisme français : baisse accélérée de la pratique, départ de nombreux prêtres, raréfaction des vocations, politisation de beaucoup de mouvements, tensions entre progressistes et traditionalistes.
La période de l’après-Concile, en effet, a vu souffler un vent révolutionnaire sur l’Eglise de France. En 1968, était fondé Echanges et dialogue, association de prêtres partisans pour eux du travail salarié et du mariage. En 1970, Marc Oraison, prêtre et médecin, prêchait une vie sexuelle au goût du jour, tandis que le père Cardonnel, un dominicain, déposait au procès de La Cause du peuple, journal maoïste interdit. En 1972, un document de la commission épiscopale du monde ouvrier, composée de 14 évêques, vantait « la société socialiste, la société solidaire ». En 1974, au congrès de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), Georges Marchais, secrétaire général du PCF, était accueilli par 35.000 jeunes entonnant L’Internationale, scène se déroulant en présence de 44 évêques, dont Mgr Marty, cardinal-archevêque de Paris, auteur, en mai 68, d’une inénarrable formule : « Dieu n’est pas conservateur. » En 1979, une enquête a montré que la majorité des évêques de France est favorable à une collaboration avec le Parti communiste, 66 % d’entre eux acceptant le bien-fondé des analyses marxistes.
Jean-Paul II, lui, vient d’une nation qui a été écrasée sous la férule du nazisme et du communisme : le second ne lui paraît pas moins dangereux que le premier. En apportant son soutien au syndicat Solidarnosc, il va bientôt entamer un combat qui, à partir de la Pologne, contribuera, par effet domino, à l’effondrement du système soviétique. De plus, ce pape viscéralement anticommuniste est un intellectuel de haute volée, mais sa foi traditionnelle, sa piété mariale, sa dévotion envers les saints et sa morale classique ne diffèrent guère de celles d’un paysan des Carpates. Entre ce catholique à l’ancienne et tout le secteur qui, au sein de l’Eglise, confond christianisme et activisme sociopolitique, ouverture aux autres et dissolution dans l’air du temps, le courant ne passe pas.
A la veille de la messe du Bourget, on a infligé au pape, à Saint-Denis, une cérémonie organisée par la JOC. Avec une assistance qui chantait au son des guitares : « Peuple affamé de justice, toi le peuple opprimé, debout, lève-toi, il faut crier ta faim. » Dans un grand sourire, Jean-Paul II a rappelé que, pour l’Eglise, la vraie libération se trouve en Jésus-Christ...
Alors, ce 1er juin 1980, au Bourget, celui que l’on surnomme déjà « l’athlète de Dieu » apostrophe la foule détrempée et transie d’une formule qui a tout d’un blâme pour les évêques présents, mais qui va créer un électrochoc : « France, fille aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? »
Sept mois plus tard, Jean-Marie Lustiger, évêque d’Orléans, est nommé archevêque de Paris. Cette personnalité puissante va devenir le phare, sur le plan doctrinal comme sur le plan pratique, de la politique papale : relance de la pastorale autour des paroisses et des familles, recentrage sur l’Evangile, redressement de la théologie, formation d’un nouveau clergé, marginalisation des extrêmes. La contestation interne ne désarmera jamais (on le verra rapidement à propos des critiques exprimées par le Vatican sur les catéchismes alors en usage en France, ou à propos de la condamnation de la théologie de la libération, deux affaires au cours desquelles le cardinal Ratzinger servira de paratonnerre pontifical), mais les foules catholiques, réveillées, suivront désormais Jean-Paul II.
Le 15 août 1983, le pape est ovationné à Lourdes. Alors que commence en France la bataille de l’école libre, le souverain pontife revendique pour les parents « le droit de faire donner à leurs enfants l’éducation de leur choix ». En octobre 1986, il est en visite à Lyon, Ars, Paray-le-Monial et Annecy. Dans la capitale des Gaules, Jean-Paul II béatifie le père Chevrier, bienfaiteur des quartiers pauvres de la ville au XIXe siècle : devant 350.000 fidèles, il rappelle que nourrir les démunis, c’est aussi les nourrir spirituellement. « Chrétiens de Lyon, de Vienne, de France, s’exclame à nouveau le pape, que faites-vous de l’héritage de vos glorieux martyrs ? » A Ars, aux 15.000 prêtres et séminaristes présents, il donne comme modèle à suivre le saint curé, Jean-Marie Vianney. En octobre 1988, à Strasbourg, Metz et Nancy, il exalte « les racines chrétiennes de l’Europe ».
Si cette impulsion nouvelle ne freine pas la sécularisation croissante de la société française, et déchaîne même les adversaires du pape - notamment ses prises de position en matière de mœurs -, ce sont aussi les années où émerge la« génération Jean-Paul II ». Aux Journées mondiales de la jeunesse de Saint-Jacques-de-Compostelle, en août 1989, les Français sont nombreux. Et l’on voit apparaître une nouvelle génération de prêtres et d’évêques : jeunes, centrés sur la spiritualité chrétienne autant que sur la doctrine sociale de l’Eglise, et reconnaissables à... leur col romain.
Le voyage pontifical de 1996 est précédé d’une campagne médiatique où la violence le dispute à l’anticléricalisme primaire. Est-ce parce que Mgr Gaillot, favori des journalistes, a été destitué l’année précédente ? En cette année commémorative du baptême de Clovis, Jean-Paul II est décrit comme le chef d’une puissance obscurantiste qui a déclaré la guerre à la laïcité française. En fait de guerre, le jour venu, le souverain pontife se rend à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en Vendée, où il prie sur la tombe de Louis-Marie Grignion de Montfort, prédicateur du Grand Siècle à qui il a emprunté sa devise po.tificale : Totus Tuus (« tout à toi »).
A Sainte-Anne-d’Auray, devant 120.000 fidèles, il évoque sainte Anne, la mère de la Vierge, et prononce quelques mots en breton. A Tours, 110.000 personnes écoutent son hommage à saint Martin, officier romain qui partagea son manteau avec un pauvre. Et à Reims, l’homélie du pape, prononcée devant 220 000 personnes particulièrement recueillies, loue « l’âme française » d’une manière qui ne peut heurter personne.
En 1997, les augures prédisent que les JMJ de Paris seront un flop. Le 21 août, une foule joyeuse ayant envahi la capitale, 350.000 garçons et filles de toutes nationalités accueillent sur le Champ-de-Mars ce pape qui leur tient un langage qu’ils n’entendent nulle part ailleurs. A la veillée du samedi 23, à Longchamp, ils sont 750.000. « Vous êtes l’espérance du monde », leur lance Jean-Paul II. Le lendemain, la messe finale rassemble 1,2 million de fidèles. La presse, intriguée, se penchera sur les causes de ce triomphe...
Le 15 août 2004, c’est la septième visite de Jean-Paul II en France. Mais l’athlète de Dieu n’est plus qu’un vieil homme tordu de douleur, prisonnier d’un corps qui l’abandonne. Venu partager ses épreuves avec les malades de Lourdes, il est au bord des larmes quand le recteur du sanctuaire lui tend l’eau de la source. « Je partage avec vous, souffle-t-il, un temps de vie marqué par la souffrance physique, mais non pour autant moins fécond dans le dessein admirable de Dieu. » Huit mois plus tard, il aura quitté ce monde. Combien sont-ils, aujourd’hui, les Français dont ce grand mort a changé le regard sur la vie ? »
Jean Sevillia
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